Béatrice Soulé, réalisatrice, productrice d’événements et femme de convictions, a bâti sa trajectoire à l’instinct, portée par la confiance et la force du collectif. De la scène musicale alternative au documentaire engagé, Béatrice Soulé s’est imposée comme une figure discrète mais déterminante, notamment à travers l’exposition monumentale d’Ousmane Sow ou les 30 ans d’Amnesty International. Elle a toujours suivi ses intuitions avec audace :
“Je n’ai jamais réfléchi avant de me lancer, j’ai toujours réussi mes premières fois.”
Femme de l’ombre au service de l’art, Béatrice Soulé revendique l’importance de la relation humaine dans chaque réussite : “Quand on fait confiance, on crée des aventures.” Animée par la solidarité, la liberté de création et une capacité rare à fédérer, Béatrice Soulé incarne un leadership sensible, courageux et profondément humain.
Interview réalisée le 10 Avril 2025 par Thérèse Lemarchand
J’ai eu tellement de vies ! Tout s’est enchaîné naturellement. Beaucoup pensent que je suis née avec Ousmane Sow (1), mais il y a d’autres faits d'armes dont je suis plus fière que le L’exposition du pont des Arts.
Le pont des Arts a été exceptionnel. J’ai trouvé les financements, assuré la production et conçu la scénographie, seule avec une assistante sans appartenir au monde de l’art. Mais j’avais des cordes à mon arc. Tous les projets que j’avais réalisés en amont m’ont servi pour réaliser cet exploit. J’ai toujours tout appris sur le terrain.
J’ai commencé ma carrière chez Informations et Publicité, en relations publiques. J’y ai été amenée à faire la promotion d’un disque de Anne Sylvestre dont j’ai alors fait la connaissance et suis devenue plus tard son attachée de presse. A cette époque, j’ai été également été en rapport avec la manageuse de Alan Stivell qui m’avait proposé de faire son service de presse.
Après la naissance de ma fille, il m’a paru impossible de revenir dans ces bureaux qui étaient comme figés pour moi. D’ordinaire on ne prend pas de risques dans cette situation, mais ça a été un déclencheur pour tracer ma propre route.
(avec ma petite fille)
J’ai fait le service de presse d’Alan Stivell pour son spectacle au Palais des Sports. Ce succès m’a lancée comme attachée de presse indépendante dans le milieu du spectacle. Je me suis ensuite associée avec Nicole Higelin. Nous étions assez frondeuses et de gauche. Ensemble, nous avons accompagné des artistes comme Colette Magny, Catherine Ribeiro, CharlÉlie Couture ou Bernard Lavilliers, et en ce qui concerne ces deux derniers artistes, pour la promotion de leurs disques à compte d’auteur, jusqu’à participer à la création du Printemps de Bourges avec Daniel Colling. C’était une époque où l’on pouvait d’une certaine manière mépriser l’argent. Nous étions libres, anti-show-biz. Nous choisissions les personnes que nous rencontrions. Les rencontres avaient de la valeur. Les médias nous écoutaient.
Le deuxième tournant fut la tournée de Jacques Higelin en Afrique. J’avais devancé la tournée pour amener, à sa demande, des artistes africains en première partie.
J’y ai rencontré Doudou Ndiaye Rose, un génie absolu de la percussion. Je me suis dit qu’il y avait un film à faire sur lui. Ce fut un coup de cœur, une histoire très intuitive.
J’y ai rencontré Doudou Ndiaye Rose, un génie absolu de la percussion. Je me suis dit qu’il y avait un film à faire sur lui. Ce fut un coup de cœur, une histoire très intuitive. J’ai produit un premier portrait de lui, puis produit et réalisé un second film qui a reçu la Rose d’argent à Montreux. Puis je l’ai managé pendant dix ans. Ce second film a été co-produit à l’occasion de l’enregistrement de son disque produit par Eric Serra, le compositeur de la musique du Grand Bleu, qui est entrée ne co-production du film. Nous l’avons enregistré au petit théâtre de Gorée avec 50 batteurs. Eric a entièrement financé le disque. Lors du concert d’Higelin, Doudou Ndiaye Rose avait provoqué avec des rythmes Eric Serra, alors bassiste et chef d’orchestre de Jacques Higelin. Il disait que ce jour-là, sa tête avait explosé et que c’est à cause de cela qu’il a pu faire tout ce qu’il a fait ensuite. Que ce disque, il le lui devait.
Je m’étais aussi lancée dans la réalisation, notamment avec un film sur Manu Dibango. Je m’étais rendue compte que je transformais mes réalisateurs en exécutants, je savais trop ce que je voulais. Je n’ai jamais réfléchi avant de me lancer, j’ai toujours réussi mes premières fois.
Par la suite, j’ai produit de nombreux événements, souvent avec Jack Lang, qui avait ce talent de faire confiance. Il m’appelait aussi parfois à l’aide pour des événements car il savait que je fonçais, telle la soirée pour le Bicentenaire de la Révolution française à l’Arche de la Défense, deux heures de direct télévisuel montés en un mois seulement. J’avais l’impression d’avoir « Darty service » sur le front…
Nous avons par exemple organisé la première Fête de la Musique sur le pont Charles à Prague, juste après la libération de la Tchécoslovaquie. Ce fut le premier direct entre la France et la Tchecoslovaquie et la première fois que les présidents François Mitterrand et Vaclav Havel se parlaient en dupleix Nous avons terminé la soirée dans un bistrot en bas du pont Charles en chantant avec Václav Havel, assis sur une caisse bois, et son ami à l’accordéon. Un souvenir incroyable…
Autre exemple : un direct télévisuel dont j’ai fait la mise en scène pour le baptème de l’esplanade du Trocadero en « Parvis des Libertés et des Droits de l’Homme »’ avec un grand orchestre dirigé par Seiji Osawa Sting, Herbie Hancock Barbara Hendricks, François Mitterrand, Desmond Tutu, Don Helder Camara … un moment inoubliable.
Paul Quiles m’a également appelée en urgence pour l’appel à candidature de Mitterrand en 88 : en quinze jours, tout était à créer car rien n’était prévu : pas de son, pas de lumière, pas d’artistes, mais la retransmission via un car vidéo était programmée dans toutes les villes de France. Ce fut un énorme challenge mais j’y suis parvenue. Jack Lang m’a ensuite confié la captation des meetings de François Mitterrand pour la campagne de 1988. J’étais responsable de la programmation de l’heure qui précédait la prise de parole de François Mitterrand : interventions de personnalités et d’artistes. Les artistes me respectaient beaucoup, et c’était réciproque. J’ai toujours cru qu’une bonne idée peut fonctionner. Je n’avais peur de rien ni de personne.
Selon moi, mon action la plus forte fut celle réalisée pour les 30 ans d'Amnesty International (2). Une fois de plus, un projet avait échoué et Amnesty France était à un an de ce trentième anniversaire célébré de façon mondiale. Chaque pays devait inventer son action et travailler pour 30 prisonniers d’opinion à travers le monde. J’ai accepté de reprendre le flambeau. J’ai pris 24h pour réfléchir et j’ai proposé que l’on fasse rédiger 30 lettres pour demander la libération d’un prisonnier par 30 personnalités, et de les faire mettre en scène par 30 réalisateurs. Ceci avec l’accord de mon ami Patrice Roger qui avait une société de production au sein de laquelle je produisais des programmes audiovisuels.
Ça s’est passé comme sur un nuage. Ont participé Jean Luc Godard, Costa-Gavras, Alain Resnais, Alain Corneau, Michel Deville, Coline Serreau, Patrice Lecontre, Alain Corneau, Romain Goupil … tous les grands réalisateurs de l’époque. Ils ont adoré cette aventure. Chacun a inventé une écriture différente, par exemple Costa-Gavras avait fait écrire une lettre par Robert Badinter et l’a fait lire en rap par MC Solaar.
Nous avons fait l’union de toutes les chaînes de télévision sauf TF1. Nous sommes arrivés à 400 diffusions TV de films de 3 mn et un long métrage produit par Canal +, sorti en salles. Ça a été un acte très fort qui a beaucoup aidé Amnesty International et son action. Peter Benenson son fondateur l’a mentionné comme l’action la plus proche de ce qu’il avait imaginé quand il avait créé Amnesty International. Ce fut ma légion d’honneur personnelle.
J’ignore encore aujourd’hui comment j’ai pu réaliser cet exploit. Nous avançions en crabe, il fallait trouver tous les financements en même temps que nous tournions. Tous les réalisateurs ont été formidables, il y a eu quelque chose de très magique sur ce projet.
J’avais posé une condition pour y arriver : que personne ne se mêle de mon travail. Le temps était si court qu’il fallait qu’on me fasse confiance, que je sois totalement libre. Je n’aurais jamais réussi s’il n’y n'avait pas eu une femme admirable, Geneviève Serieyx, responsable de la communication, qui a passé son temps à faire le ménage autour de moi pour me laisser avancer en étroite et indispensable liaison avec les « responsables pays » d’Amnesty, car nous travaillions sur des vies humaines.
La tournée de Jacques Higelin en Afrique m’avait amenée au Sénégal. J’ai eu un coup de foudre pour l’île de Gorée où j’ai noué des amitiés. J’y suis revenue souvent, et c’est ainsi que j’ai rencontré Ousmane lorsque des amis m’ont proposé de les accompagner chez lui. Il venait de terminer la création de sa série sur les Peulh. J’ai été scotchée par ses œuvres.
Nous nous sommes revus peu de temps après et notre histoire d’amour a commencé.
Son agent de l’époque, qui travaillait aussi dans la musique, repartait vivre en Afrique. Il avait déjà fait des expositions qui avaient une certaine tenue et le bruit courait qu’il y avait un génie à Dakar. Ousmane Sow m’a demandé de reprendre les choses en main, tant pour l’organisation de ses expositions que pour leur scénographie… Étonnamment, il n’avait aucun sens de l’échelle de ses œuvres dans l’espace.
Ousmane avait l’immense qualité de considérer qu’il fallait « faire confiance aux œuvres » et disait : « la vie des œuvres ne nous appartient pas ».” Même moi, auprès de lui, je ne pouvais pas faire ce que voulais. Il refusait qu’on lui mette la pression. Sa préoccupation était de pouvoir créer tranquillement. Il disait souvent « Je veux que personne ne me dicte ce que j’ai à faire. Il y a du poisson et du soleil à Dakar “. Le pont des Arts a été un tel succès que je n’ai plus eu le choix que de travailler exclusivement pour lui.
Ma pâte ne m’intéresse pas. Les idées que j’avais étaient un peu atypiques car je travaillais en résonance avec les artistes que je représentais. Ce qui m’a toujours intéressé était de faire, pas de faire parler de moi, ni de me mettre en avant. J’allais toujours de l’avant et si j’étais copiée cela ne me préoccupait pas, j’étais déjà ailleurs.
J'ai produit par exemple une série pour Arte avec Arno, Les Négresses vertes, MC Solaar, Jean Louis Aubert, Stephane Eicher, Nina Hagen,…. J’avais posé comme principe que nous nous enfermions pendant une semaine dans un loft transformé en studio de tournage et d’enregistrement musical. Chaque émission était adaptée à l’artiste, avec un décor créé spécifiquement pour lui par Yves Bernard avec qui je travaillais. Nous nous mettions toutes et tous en danger, avec un très haut niveau de qualité. Les artistes ont tous adoré participer cette émission. Nous tombions tous dans les bras les uns des autres au dernier cut de fin.
J’aime la mise en danger. Je ne la cherche pas, mais je m’aperçois que quand on travaille pour un artiste, il faut avoir une relation artistique avec lui. Je crois qu’un artiste qui ne se met pas en risque n’est pas un artiste.
Je crois beaucoup en la confiance. Je n’aurais jamais réussi ce que j’ai fait si je n’avais pas fait confiance.
C’est une histoire de feeling. Je suis assez intuitive. C’est ainsi par exemple que l’un de mes stagiaires au printemps de Bourges, Frédéric Vinet, est devenu un de mes principaux piliers en assistanat notamment pour l’événement du pont Charles à Prague et celui de l’Arche de la Défense. Il a été un miracle permanent. Frédéric est une personne formidable. C’est quelqu’un qui voit et qui sent. Quand il est là, je sais que je n’ai plus à m’inquiéter de rien. Je l’ai embarqué sur la plupart de mes projets, et il est aujourd’hui manager de Bernard Lavilliers dont je faisais le service de presse à l’époque où il a commencé à travailler avec moi.
Pour beaucoup de personnes que j’ai aidées dans mon parcours, la confiance que je leur ai faite a été un tremplin important. Quand on fait confiance aux gens dans des moments critiques, ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.
Cela crée des ambiances incroyables où les gens ne comptent pas leurs heures. Ils vivent une aventure. Ils savent que, quand je les rappelle, ça va être excitant. Cela permet de tisser des liens durables.
J’aime le travail d’équipe, j'adore ça, avec tout ce que cela entraîne de solidarité, de relations humaines, de valorisation des personnes.
J’ai eu des collaborateurs formidables, je ne me suis pas tellement trompée. J’ai toujours senti tout de suite quand j’avais recruté un bon stagiaire. Dès le premier paquet d’enveloppes à faire, je voyais s’il avait le sens pratique. Un bon stagiaire c’est quelqu’un qui voit, qui vous apporte l'agrafeuse au moment même où vous en avez besoin.
J’ai aussi la chance d’avoir une bonne structure mentale. Je sais que dans beaucoup de situations difficiles je reste calme. J’ai parfois pris des décisions très vite lors de directs télévisuels.C’est aussi une question de solidarité et de valeurs partagées. Mon moteur n’a jamais été l’argent. Rien ne m’a jamais paru trop beau pour un projet. J’ai toujours tout investi dans le résultat final, dans l’objet, c’est pour cela que je produisais moi-même. Si je pouvais très bien payer les gens qui travaillaient avec moi, je le faisais. S’ils devaient travailler gratuitement car nous n’avions plus de budget, ils venaient également. Ils y gagnaient autre chose, une aventure. On mettait aussi beaucoup d’humour dans les situations les plus catastrophiques, pour rendre les choses légères.
Presque toute ma vie, les week-ends, les ponts étaient des moments de bonheur pour moi car je pouvais travailler tranquillement. J’avais une priorité pour ma fille pour laquelle je pouvais tout lâcher, mais sinon les heures n’avaient aucun sens.
L’art est motivant. Quand on a la passion de ce qu’on fait, le temps n’a plus aucune espèce d’importance.
J’ai 77 ans et je continue à bosser comme une dingue. Être actif fait qu’on est plus curieux de tout. Je ressens quand même maintenant des moments de baisse d’énergie que je n’avais pas avant, alors je me raisonne, je me rappelle que je n’ai plus le même âge et je me repose.
Je crois que le plus important est de se fier à ses intuitions et de faire confiance. Il faut penser à la dignité des personnes. Quel que soit le rôle que quelqu’un joue dans une équipe, un transporteur, la personne qui réserve les hôtels, qui fait l’accueil des artistes,… il faut le valoriser.
Tenant compte de ça, il faut aussi souvent pousser les gens. L’intérêt général passe parfois par un investissement qui n’est pas exactement celui qu’ils voulaient au départ. Si on arrive à faire comprendre aux gens qu’on a besoin d’eux ici et que c’est formidable qu’ils le fassent, ça marche. Les personnes sentent lorsqu’on est animé par quelque chose de plus grand qui nous rassemble et que l’égo, l’intérêt personnel, peuvent être dépassés.
Avec ce sentiment de fraternité du plus petit au plus grand poste, la dignité et la confiance, on avance. Si je devais être chef d’entreprise, ce qui ne m’arrivera jamais, j'essaierais d’appliquer cela.
Propos recueillis par Thérèse Lemarchand, CEO Mainpaces