Éric Le Sage : Engagement et Collectif, secrets d’un pianiste d’exception
"Jouer Beethoven, c’est comme être plongé dans un tableau de Van Gogh : on touche au génie, au sublime."
Eric est l’un des pianistes français les plus célèbres, un artiste passionné qui a construit sa carrière entre récitals en solo et musique de chambre, sa véritable terre d’expression. Co-fondateur du Festival de Salon, il évolue au cœur d’un univers où la transmission et l’excellence se nourrissent mutuellement.
Dans cet entretien, Eric Le sage partage avec nous son parcours, ses réflexions sur la performance, la gestion du trac et l’importance du collectif en musique. "S’entourer des meilleurs et jouer avec eux est le meilleur aliment pour progresser." Une philosophie qui fait écho bien au-delà du monde de la musique…
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Eric Le Sage : Engagement et performance
Bonjour Eric, tu es l’un des pianistes français les plus célébrés. Tu donnes à travers le monde des concerts en soliste, musique de chambre, ou en orchestre, et tu as gagné de nombreux prix. Tu es également, avec Paul Meyer et Emmanuel Pahud, créateur et le directeur artistique du célèbre Festival de musique de Salon à Salon de Provence. Enfin, tu es professeur à l'Université de musique de Fribourg-en-Brisgau.
Peux-tu nous présenter rapidement comment tu en es arrivé là ?
J’ai eu la chance de commencer tôt, à 5 ans, avec des parents qui m’ont soutenu et un professeur qui m’a donné de bonnes bases, sans me transmettre ses propres angoisses. Comme dans le sport, progresser est plus facile quand tu as de bonnes bases.
Après le Conservatoire d’Aix-en-Provence, j’ai rejoint Paris à 14 ans, terminé le Conservatoire à 17 ans, puis un 3ᵉ cycle, et à 19 ans, mes études officielles étaient terminées. C’est jeune pour avoir déjà traversé le cursus le plus difficile de ta discipline.
Obtenir le 1er prix du Conservatoire avec les félicitations du jury était une belle reconnaissance, mais en piano, ce n’est pas ce qui te fait vivre. Il faut se faire un nom à travers les concours internationaux. Mon but n’était pas d’être un pur soliste, ma passion a toujours été la musique de chambre.
J’ai donc construit ma carrière entre récitals, pour rester au meilleur niveau et être crédible, et concerts de musique de chambre, qui sont mon véritable terrain d’expression.
La discographie m’a permis de nourrir ma vision circulaire du métier, de travailler les œuvres en profondeur, d’y revenir, d’en explorer de nouvelles. Le festival de Salon, que nous avons fondé il y a 35 ans avec Paul Meyer et Emmanuel Pahud, s’inscrit dans cette même dynamique. C’est un espace de liberté, un laboratoire musical où se croisent œuvres et interprètes dans un cadre amical et stimulant. Ce rendez-vous annuel répondait à un désir très fort pour nous.
Vers 40 ans, le poste à Freiburg im Bresgau s’est ouvert, et avec lui, l’envie de transmettre. C’est encore un autre horizon, une autre manière de vivre la musique, qui m’apporte beaucoup de joie.
Qu’est-ce qui t’a permis d’arriver à ce niveau ?
Si tu veux que les autres aient envie de jouer avec toi, il faut quand même plutôt bien jouer ! En solo , on est face à soi-même , peu importe son caractère , mais en musique de chambre c’est une autre attitude qu’il vaut mieux arborer.
S’entourer des meilleurs et jouer avec eux est le meilleur aliment pour progresser.
Jouer avec de grands musiciens te renvoie un regard exigeant et t’aide à maintenir une forme d’excellence. Dès le départ, cela structure ton niveau : quand tu es jeune, il vaut mieux que ce soient les musiciens talentueux qui répondent à tes sollicitations et aient envie de recommencer.
C’est intéressant, je ne l’avais jamais vu comme ça mais finalement on trouve cela aussi dans le business. On rencontre beaucoup de gens, on envoie des messages, il y a ceux qui te répondent et ceux qui ne te répondent pas. C’est assez significatif du fait que l’on ait envie de jouer ensemble ou non.
Oui, c’est vrai. Par ailleurs, le métier de pianiste est très solitaire. Je ressens toujours une certaine frustration après un récital solo, même très beau. J’aime cette confrontation avec moi-même, c’est un peu comme un Vendée Globe musical, une traversée intense et stimulante. Être seul maître à bord face à des chefs-d'œuvre a quelque chose de grisant : tu puises en toi, tu te nourris de cette énergie. Mais cela ne me suffirait pas, et l’avant et l’après concert sont un peu tristes.
J’ai su assez tôt, dès 16 ans, que j’avais besoin de cet équilibre. C’est précieux de savoir tôt ce que l’on aime, comme le disait Sartre : mieux vaut savoir qui l’on est plutôt que de se laisser définir par le regard des autres. Quand on ne sait pas qui on est, on se laisse dévier.
Je ne pensais pas que j’arriverais à ce niveau, mais j’en avais envie. J’ai beaucoup travaillé pour ça. Je n’avais pas d’idée de ce que cela incombait, j’ai construit ce chemin progressivement, et je ne pense pas en être arrivé au bout.
Ressens-tu encore du stress en concert ?
Beaucoup de jeunes musiciens me disent qu’ils réussissent certaines choses chez eux, mais qu’en concert, ça ne fonctionne plus. Je comprends cela, j’étais sujet au trac dans ma trentaine, et lors de certains concerts en solo, je pouvais être en mode panique. Mais il y avait aussi des moments où je me sentais bien. J’essayais alors de mémoriser cette sensation pour pouvoir la retrouver plus tard. C’est une approche très utile, et même essentielle.
Quand tu joues à la télévision devant 10 millions de personnes – ce qui, il faut le reconnaître, n’a rien d’un métier « naturel » - le stress peut devenir paralysant. Alors je préfère me concentrer sur les moments musicaux agréables, plutôt que sur l'extérieur qui peut être effrayant.
Ce sont des techniques de préparation mentale que tu mentionnes là.
Oui, je les ai découvertes seul mais elles sont finalement assez classiques. Une autre situation courante que l’on rencontre est la peur de réussir, la peur du pénalty. Avant un trait difficile en piano c’est presque une envie de le rater qui s’exprime.
Comment y résistes-tu ?
Je n’y résiste pas. En réalité, rater un trait au piano a peu de conséquences. Seul un public très averti le remarque, le public classique n’y prête pas attention, et les musiciens concurrents sont ravis… Donc au final, tu ne fais que des heureux ! Quand tu en prends conscience, tu rates moins 🙂
Ce qui a vraiment changé aujourd’hui, c’est que tout est filmé et peut se retrouver sur les réseaux sociaux. Si tu es la star du moment, ça peut devenir une angoisse… mais en même temps, il y a tellement de contenu que plus rien n’a vraiment d’importance.
Si j’étais un jeune musicien aujourd’hui, je me poserais sérieusement la question de la meilleure façon de me faire connaître. Être présent sur les réseaux est devenu incontournable, mais c’est forcément au détriment d’autre chose.
Eric Le Sage et la place du collectif dans la musique
Quelle est ta relation au collectif ?
Quand je joue avec d’autres musiciens, la première règle est que chacun arrive en répétition en connaissant parfaitement son texte. C’est une question de respect autant que de professionnalisme. Ensuite, il y a l’alchimie, et ce n’est pas une science exacte. Ce que j’attends d’un musicien en concert est qu’il me réponde en tant que musicien. Comme un sportif, tu envoies une balle et tu as besoin que l’autre te la renvoie au bon endroit. C’est un échange constant. Tu poses une question au musicien, il te renvoie une autre question, et au final personne ne donne vraiment de réponse – un peu comme un dialogue chez Platon. L’interprétation ne peut jamais être figée, elle évolue à chaque instant.
En musique de chambre, on joue en collectif, et à l’intérieur de ce collectif, chacun envoie ses passes - ses informations - en temps réel. Un bon musicien te donne quelque chose qui te motive à jouer mieux, à aller dans une meilleure direction. C’est comme si en entreprise, après un tour de table et un café, tout le monde revenait sur la même longueur d’onde, sans avoir besoin de négocier pendant des heures. C’est une question d’énergie. Un très bon musicien est capable d’inspirer et de mettre en mouvement tout le groupe. Je pense que c’est un don que j’ai : savoir donner cette énergie là.
La dimension collective est très forte en concert. Quand cette dynamique fonctionne, le voyage semble infini et le concert passe très vite. Mais si le musicien en face ne t’envoie rien, tu passes ton temps à l’alimenter, et là, le concert peut paraître interminable. Il n’est pas sûr que tu aies envie de rejouer avec lui ensuite. Comme dans une bataille, si quelqu’un flanche, c’est tout le peloton qui est en danger. Le plus petit dénominateur commun ralentit le groupe.
Jouer en concert est donc une question d’écoute et d’interprétation, et quel que soit le nombre de spectateurs on donne le meilleur sur les deux tableaux.
C’est une question de solidarité sur scène. Il faut que ça fonctionne, pour le public et pour le métier.
C’est pour ça qu’on est à 100 %. C’est notre rôle, et c’est pour ça qu’on est rémunéré.
Comment appréhendes-tu le public en concert ?
Le public est attentif à ce que tu fais. S’il ne l’est pas, c’est soit que tu ne fais pas bien ton travail, soit qu’il est mal élevé (mais c’est assez rare :). Quand tu joues bien, tu ressens cette écoute. Il n’y a pas d’interaction directe avec le public mais tu perçois si la connexion est là. Si ça ne fonctionne pas, c’est que tu n’es pas en forme ou que tu n’as pas assez travaillé. Mais tu ne peux rien changer sur le moment car si tu pouvais mieux jouer à cet instant, tu le ferais déjà.
Sur scène, tu es toujours à 100 %, que ce soit devant 50 ou 10 000 personnes. On a la chance de jouer des chefs-d’œuvre. Jouer Beethoven, c’est comme être plongé dans un tableau de Van Gogh : on touche au génie, au sublime. C’est à la fois un défi physique et une sensation toujours renouvelée qui te transporte à chaque fois. Tu es à l’intérieur du tableau, et tu peux le contempler indéfiniment.
Comment gères-tu ces voyages permanents et les décalage horaires, tout en restant au meilleur niveau de ta performance musicale ?
Musicien est un métier qui ne se fait pas à moitié. Il faut être en forme pour donner le meilleur de soi à chaque concert. C’est un engagement, et c’est aussi un vrai plaisir.
J’ai la chance d’avoir une bonne constitution, je prends soin de moi et je récupère rapidement.
Quand je voyage, j’essaie de m’adapter immédiatement au fuseau horaire local.
J’arrive généralement deux ou trois jours avant un concert, sinon mes muscles sont douloureux. Je ne peux pas les solliciter efficacement quand mon corps est censé être en phase de sommeil, et jouer dans ces conditions devient trop éprouvant.
Quel est ton rapport au temps ?
Le temps file, et j’ai l’impression qu’il passe de plus en plus vite. Pourtant, j’aime prendre mon temps. J’apprécie les journées sans obligations, où le temps peut ralentir. J’essaie aussi de ne pas craindre les moments de vide, de simplement les laisser exister.
As-tu une maxime dans la vie et que t’apporte-t-elle ?
Mon père était parachutiste, et il nous répétait toujours : "Qui ose gagne." Ce n’est pas forcément ma devise, mais c’est vrai que pour réussir, il faut tenter. En France, on est un peu frisquet face à l’échec, alors qu’en réalité, rater permet d’apprendre à se connaître. C’est en affrontant nos limites qu’on progresse. Au début, on explore des choses qu’on ne maîtrise pas encore totalement, mais avec le temps, on affine notre jeu et on se recentre sur ce que l’on sait faire de mieux.
C’est comme ça que j’ai avancé vers l’œuvre de Schumann que j’adore. Elle peut être difficile à appréhender. C’est une musique d’une richesse incroyable, pleine de contrastes, d’affects, de ruptures de rythme et d’intensité. Elle a un côté presque étrange, comme un film de David Lynch. Pour la transmettre, il faut s’y engager pleinement. Mais quand elle est bien jouée, le public la reçoit intensément.
C’est une musique qui se vit autant qu’elle s’écoute. Pour l’interprète, c’est extrêmement gratifiant, car on devient un véritable acteur de l’œuvre. Et la musique classique, aujourd’hui, a aussi besoin d’être défendue.
Comme au théâtre, l’interprète apporte de la clarté, de la profondeur, de l’émotion.
C’est ce qui fait la force des grands interprètes : ils offrent une expérience unique, quelque chose que tu n’as jamais vécu avec une œuvre auparavant.
Quel dernier message voudrais-tu passer à ceux qui nous lisent ?
Écoutez de la musique classique ! C’est beau, et plus on l’écoute avec attention, plus on l’apprécie. Essayez de prendre une demi-heure pour écouter vraiment. Comme pour la lecture, on ne peut pas savourer un livre sans être concentré, et c’est la même chose pour la musique. Prenez le temps, même cinq minutes, même une seule minute, mais écoutez pleinement.
Au pire, vous vous ennuierez un peu… et au mieux, vous découvrirez quelque chose qui vous touche.
On n’est pas obligé de tout aimer. Moi, je transmets ce que j’aime.
On pourrait imaginer un monde sans musique classique. Elle n’est pas indispensable, et son âge d’or en Europe s’est sans doute déroulé entre le XVIIᵉ et le XIXᵉ siècle. Sans les Lumières et cette effervescence culturelle, elle n’existerait peut-être même pas. Son développement n’était pas écrit d’avance.
Et pourtant, aujourd’hui, c’est fascinant de voir à quel point elle est aimée en Chine, au Japon, aux États-Unis. À l’origine profondément européenne, cette manière d’organiser la musique s’est exportée et est devenue un art mondial. Toute la musique populaire d’aujourd’hui en porte encore l’empreinte.
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