En tant que dirigeant, vous devez prendre des décisions, trancher, arbitrer, orienter, dans un emploi du temps contraint, et être ainsi capable de percevoir le plus rapidement possible les enjeux du problème posé.
Lorsque l’on a la tête dans le guidon, avec le souci de garder la trajectoire et d’embarquer tout le peloton sur le bon chemin, on est parfois frustré de ne pas prendre le temps de regarder le paysage.
"Regarder le paysage", faire ce pas de côté et prendre de la hauteur pour penser, c’est ce que Mainpaces vous propose dans ses bulles philosophiques.
Cette quatrième bulle philosophique aborde les notions de stratégie et d’altérité.
Faut-il mettre en place une stratégie pour réussir sa vie, sa carrière, le développement de son entreprise et atteindre ses objectifs ? Être stratège implique-t-il un rapport à autrui particulier ? La stratégie crée-t-elle un biais dans nos relations interpersonnelles ?
En d’autres termes, comment penser l’altérité dans un écosystème qui se structure en objectifs, challenges et procédures ?
A partir de deux textes majeurs, le Prince de Machiavel et L’art de la guerre de Sun Tzu, nous questionnons cette notion omniprésente dans nos existences, à travers le prisme de l’altérité : autrui est-il mon adversaire, mon semblable, mon concurrent, mon allié, mon rival ou mon alter ego ?
Article librement inspiré de la conférence de Camille Prost, mai 2023
Avant d'être employé dans un contexte civil, le terme de stratégie (du grec stratos, armée et agein, conduire) a un sens militaire. Les stratêgos, les stratèges, étaient élu comme officiers militaires de haut rang. Ils devaient posséder à la fois une expérience en temps de guerre, et une expertise dans les rapports diplomatiques.
Le terme stratégie utilisé en management a été adopté depuis la science militaire. Cette transposition d'un secteur à l'autre met en évidence que la stratégie est donc plus complexe qu’une simple tactique, et plus militaire qu’un ensemble de règles et de procédures. Elle nous place instantanément dans la posture de celle ou celui qui veut gagner et obtenir ce qui lui apparaît comme étant mérité, ce qui doit lui revenir après tant d’efforts.
Mais alors, comment penser l’altérité dans un écosystème qui se structure en objectifs, challenges et procédures ? Autrui est-il mon adversaire, mon semblable, mon concurrent, mon allié, mon rival ou mon alter ego ?
Le Prince de Machiavel est un texte qui présente la méthode pour prendre et conserver le pouvoir. L’analyse est empirique, et s’articule autour de deux types d’expérience :
Machiavel a regardé de près '' la comédie humaine'' : les hommes agissent, par des mouvements, par des passions, par des mécanismes qui leur sont propres, et qu'il faut comprendre. Si l’on veut agir efficacement, mettre en place la bonne stratégie, on doit comprendre “la vérité effective de la chose” et non la vérité idéale.
2 concepts clefs sous-tendent la stratégie exposée dans Le Prince :
Le Prince utilise la virtu pour contrôler la fortuna.
Selon Machiavel, la morale et la politique doivent être divisées, car des actions parfois immorales sont nécessaires pour gouverner l'État de la meilleure façon possible. Machiavel n'est pas indifférent à la morale, mais reste fidèle à la réalité et au principe de la réalité effective. C'est la raison pour laquelle « la fin justifie les moyens"...
Mais attention à ne pas faire de Machiavel un être machiavélique ! La fin ne justifie les moyens que si la fin est moralement digne et que le contexte historique l’exige. Cet aspect a souvent été mal compris, surtout dans les ouvrages de management où le profit est omniprésent. L'objectif est la création d'un pouvoir politique qui puisse offrir à ses citoyens une certaine stabilité, une principauté, en bref, qui puisse offrir certitude et protection dans le chaos de l'Italie de la Renaissance.
Le Prince peut être remplacé littéralement par manager, dirigeant, supérieur, homme politique, businessman, et peut évidemment aussi s’accorder au féminin. Machiavel mal compris a permis à certains managers de justifier une attitude douteuse au nom du pragmatisme. Ce sont des arguments que l'on retrouve très souvent… être renard ou être lion : des visages de dirigeants nous viennent instantanément en tête.
Le principe premier de Machiavel reste de diriger par les lois et c’est seulement quand les lois atteignent leur limite que la stratégie animale prend le dessus, et pas avant. Son point de vu n’est pas moral, il observe seulement dans un certain réalisme politique.
Quand on parle de stratégie, le Prince de Machiavel et L’art de la guerre apparaissent comme des références absolues, très souvent citées, commentées, qui ont servi de bases à de nombreux ouvrages en Occident. Sun Tzu est certainement le penseur oriental le plus utilisé en management
L’art de la guerre ou Bing Fa est en fait l’un des traités les plus répandus de stratégie militaire et de gestion des conflits. Il reste une référence aujourd’hui, même en dehors de la sphère de la guerre.
Dans L’art de la guerre, la meilleure manière de vaincre et de ne pas combattre.
On peut lire L’art de la guerre, en ne gardant que quelques maximes et en nous les appropriant dans la vie de tous les jours : « Vaincre sans combattre », « Eviter la force », « Frapper la faiblesse », « Viser la surprise et avoir les connaissances préalables », « Agir vite, avec préparation », « Façonner votre adversaire »…
Mais c’est surtout un traité qui théorise l’importance de l’espionnage et du contre espionnage, la compilation des informations, l’analyse du terrain, de la partie adverse… Savoir, c’est gagner !
« Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, même avec cent guerres à soutenir, cent fois tu seras victorieux. Si tu ignores ton ennemi et que tu te connais toi-même, tes chances de perdre et de gagner seront égales. Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par les défaites. »
L’art de la guerre ne fournit pas de recettes toutes prêtes, les principes de Sun Tzu sont pensés dans la relation, en contexte. Sun Tzu est surtout un penseur de la fluidité, de la souplesse, qui favorise la préparation au changement, et l'analyse perpétuelle des éléments … Est-ce que tout a été fait pour éviter le conflit ? Quelles ressources exploiter chez les autres (alliés ou ennemies) pour ne pas arriver au conflit ?
Que ce soit à travers Machiavel ou à travers Sun Tzu, on pourra noter que considérer la vie comme un vaste plan d’attaque, penser stratégique, implique consciemment ou inconsciemment de considérer autrui selon des modalités qui ne sont pas neutres : c’est parler d’allié à se faire et d’ennemi à vaincre, de personnes ressources à exploiter et d’opposants à affaiblir…
Pour questionner cela, trois théories volontairement très différentes permettent de dessiner un éventail des relations intersubjectives. La vérité est au cœur de tout cela, elle oscille comme un curseur en fonction du cadre, de l’histoire de chacun, de l’époque, des valeurs des personnes, des enjeux… mais il est important de prendre conscience que nous avons la responsabilité de positionner le curseur où nous le jugeons à sa juste place.
Selon lui, les relations humaines sont caractérisées par un mode de conflit dyadique (une dyade, en sciences sociales, est un groupe de deux personnes, le plus petit groupe social possible).
« L’enfer c’est les autres »
L’existence des autres est, en premier lieu, aliénante, puisque l’Autre, avec son regard jugeant, me réifie, me transforme en objet … Je ne sais jamais comment l’autre me voit, ce qu’il perçoit de moi… Le regard de l’Autre vient de l’extérieur, d’un extérieur que je ne peux jamais atteindre.
Pour Sartre, la vie sociale est fondamentalement une tentative de contrôler l’impact (du regard) des autres sur nous :
Selon les mots de Sartre, il est inutile que la réalité humaine cherche à échapper à ce dilemme : il faut soit transcender l’Autre, soit se laisser transcender par lui, c’est-à-dire soit le dépasser ou être dépassé par lui.
Le point de vue de Maurice Merleau-Ponty sur les relations avec les autres, comme avec toute sa philosophie, doit être filtré par notre relation corporelle. Les relations corporelles sont pré-réfléchies, spontanées, innées, premières et intuitives… Je reconnais l’autre car il a le même corps que moi (et peut souffrir comme moi).
Si nous commençons à penser à la relation à l’autre à travers les relations corporelles, nous réalisons deux choses :
Nous concevons donc l’autre à travers le corps : le corps de l’autre se reflète dans le mien, c’est à travers mon corps que je comprends l’autre. Nous comprenons l’autre parce qu’il se reflète en nous-mêmes, tout comme les actions de l’autre.
En ce sens, selon Merleau-Ponty, nous ne comprenons pas l’autre parce qu’il est différent de nous, mais parce qu’il est comme nous. Pour prendre un exemple, nous ne comprenons pas la colère de l'autre à travers le concept de colère, ou parce que quelqu’un me dit qu’il est en colère, mais nous comprenons directement la colère parce que nous l’avons vécue à travers nos propres expériences. Parfois, l’autre nous permet de nous comprendre mieux que nous-même... Les autres contribuent donc à comprendre ce que nous vivons nous-mêmes parce que nous sommes, d'une certaine manière, unis.
Pour Emmanuel Levinas, le visage est une épiphanie, une révélation qui nous engage directement dans la relation éthique. Cette épiphanie du visage d’autrui se détache de toute possibilité d’objectivation et de thématisation car :
Le « visage » est l'un des concepts majeurs de la philosophie lévinassienne. Il ne se ramène pas au visage physique, même s’il part d'une description phénoménologique de son aspect physique. Le visage, c'est la manière qu'a l'autre de m'aborder de face, à la fois suppliant et commandant impérieusement de le préserver. Le visage est porteur du premier et seul ordre adressé à moi : « Tu ne tueras point ».
Le visage est le “support” de la personnalité, mais aussi le signe de l’appartenance à l’humanité. C’est la porte d’entrée de l’éthique.
Parler du corps, c’est parler de ce qui nous rassemble. Parler du visage avec Levinas, c’est justement mettre l’accent sur la singularité de chaque être humain qu’il faut à tout prix préserver… Le visage, le regard notamment, est la barrière contre le mal, l’ignominie, l’irrespect.
Ces trois approches philosophiques s'incarnent à travers de exemples concrets :
Lorsque la stratégie descend au niveau des personnes, elle prend corps dans la relation à autrui. Il est donc important de se le rappeler au moment où on la structure, afin de s'assurer qu'elle respectera notre éthique de la relation à l'autre, et sera applicable. Stratégie et rapport à autrui fonctionnent en aller-retours permanents.
Nous avons vu comment les deux plus grands textes de stratégie peuvent être lus de manière erronée, si l’on oublie vite le contexte dans lequel ils ont été écrits, leur objectif premier. Notre société capitaliste façonne notre manière de percevoir autrui : stratégie de carrière, stratégie de séduction (applications de rencontres, coachs en séduction qui parlent de ”target”, stratégie familiale…).
Aborder ce thème de la relation avec l’autre dans l'établissement d'une stratégie permet de réfléchir à certaines questions qui importantes dans le débat contemporain telles que la diversité, l’inclusion et l’appartenance.
Je ne peux effectivement jamais savoir ce que l’autre pense de moi. L’altérité ne peut jamais être complètement niée (ni même dans le cadre d’une relation amoureuse fusionnelle, ce qui est d’ailleurs souvent la cause de drames…). Autrui est donc celui avec (et souvent contre) qui je débats, je me forme, je me construis …
Mais en-deçà de ces relations rationnelles, il y a le corps. C’est parce que nous éprouvons, ressentons, vibrons, sommes émus, sommes touchés, que nous nous devons de ne pas faire de mal, blesser… Nous avons tous un corps, et cette corporéité nous réunit.
Article librement inspiré de la conférence de Camille Prost, docteure en philosophie, Mainpaces vibes, juin 2023.
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