"J’ai toujours été sensible au temps qui passe", confie Virginie Seghers. Cette conscience du temps qui irrigue chaque aspect de sa vie et de ses engagements. Fondatrice de Prophil, cabinet pionnier dédié aux entreprises à mission, elle a su allier une carrière d'impact avec une capacité unique à créer et à se réinventer, tant dans ses projets sociaux que dans ses expressions artistiques, que ce soit à travers le chant, l'écriture, ou la peinture.
"Inventer sa vie et tenter surtout de ne pas la regretter" est sa philosophie, un credo qui lui permet de bâtir des projets engagés, tout en cultivant une créativité libératrice.
Pour Virginie, cette capacité à créer est essentielle pour rester fidèle à ses valeurs, tout en osant prendre des chemins inattendus. "Pour rayonner, il faut quelques points fixes, des lieux, des êtres sur qui on peut compter", dit-elle, convaincue que ces ancrages permettent de transformer chaque moment en opportunité.
Découvrez dans cette interview un parcours inspirant où le temps et la création s'entrelacent, animant une vie riche, multiple et profondément engagée.
Interview réalisée par Thérèse Lemarchand, CEO Mainpaces
Mon environnement familial a beaucoup imprégné mon tempérament. Je suis fille d'éditeur, de poète, de résistant, Pierre Seghers. Ma mère, Colette, était écrivain. Mes parents étaient tous les deux autodidactes, issus de milieux extrêmement modestes. Mon père était né en 1906, il avait traversé les deux guerres mondiales ! Il a été un des éditeurs majeurs de la résistance sous l’occupation allemande. Enfant, je voyais bien que j'étais dans un contexte familial singulier, où les mots avaient une force particulière et où l’esprit d’entreprise, de liberté, d'indépendance, avaient été des combats. Il y avait une forme de revendication dans leurs manières d’agir. J’ai certainement été imprégnée de leurs parcours, de leurs valeurs et de leur amour. Enfant unique, entourée d’adultes, j’ai certainement grandi très vite et n’ai jamais eu peur de choisir des chemins de traverse.
J’ai toujours beaucoup travaillé, les voyant ainsi. Et j’ai été attirée tôt par les causes sociales et culturelles. En programme de MBA, j’ai eu la chance de découvrir aux États-Unis des sujets qui à l'époque n'étaient pas encore défrichés en France : Social Entrepreneurship, Corporate Social Responsibility - CSR, Corporate Philanthropy. Cela donnait un autre sens aux études que je faisais.
Enfin il y a eu cette rencontre avec Jacques Rigaud à mon retour des États-Unis, haut fonctionnaire, à l’époque président de RTL, auteur de plusieurs livres sur la culture qui m’avaient marquée (« La culture pour vivre » notamment). Il était aussi président d’ADMICAL, un mouvement unique en France en faveur du mécénat d’entreprise. Il m’a proposé de devenir directrice adjointe d’ADMICAL et un an plus tard, Directrice Générale.
Les membres étaient de grandes entreprises pionnières en France et mes interlocuteurs, les dirigeants. C’était une chance inouïe ! J’ai eu très jeune une vraie responsabilité et une grande diversité de sujets à porter, car le mécénat est à la croisée des enjeux économiques, juridiques, patrimoniaux et sociétaux (un terme qui n’existait pas à l’époque !). Il fallait aussi porter un plaidoyer pour défendre ce rôle de mécène, encore inédit pour les entreprises françaises, et améliorer son cadre légal de développement. Je mesurais le défi qui m’était lancé, c'était une opportunité exceptionnelle de travailler autant avec les entreprises que les pouvoirs publics, les artistes que les ONG, et faire avancer des causes profondes. Le champ des possibles était immense et le conseil d’administration me faisait confiance !
Jacques Rigaud fut un « maître » pour la jeune apprentie que j’étais. Il était capable de déléguer tout en étant présent, il n’était jamais sur mon dos au quotidien. Il m’a beaucoup appris.
J’ai été positionnée dès le début de ma carrière, à 23 ans, à un poste de direction. Même si j'étais salariée, j'étais très autonome. J’ai pris goût à cette indépendance, et j’ai affermi ainsi ma capacité à proposer des projets, à recruter, à faire grandir une activité et surtout une cause. Très tôt, avec l’équipe, nous avons développé un réseau international autour d’Admical, aidé d’autres pays à structurer leur mécénat d’entreprise, comme le Japon ou le Liban.
Lorsque j’ai quitté ADMICAL, j’ai eu de très belles propositions d’emplois, mais je voulais quelque chose de plus libre et de plus singulier que la direction d’une grande fondation ou un beau poste en entreprise.
J’avais envie d’une vie professionnelle exigeante – j’ai un côté perfectionniste- et en même temps altruiste, désintéressée. Et surtout utile. Et je souhaitais développer ma fibre artistique et fonder une famille.
Il me fallait donc, pour un temps, être indépendante. J’ai mené pendant presque 10 ans un savant alliage de missions de conseil, d’enseignement dans de grandes écoles, et de bénévolat pour des structures que j’ai contribué à créer, comme le mouvement des entrepreneurs sociaux ou le parlement des entrepreneurs d’avenir.
J’ai créé des cours sur la responsabilité sociale et environnementale à l’ESCP, sur l’entrepreneuriat social à Sciences Po Paris, sur la gestion des entreprises culturelles à Dauphine. L’enseignement m’a permis de formaliser et de transmettre ce que je vivais sur le terrain comme j’aurais aimé l’avoir reçu.
Cette liberté m’a permis d’élever mes deux premiers fils, d‘écrire des chansons et de produire deux disques et des concerts. Puis d’avoir un troisième enfant. Mais peu à peu ressenti une certaine solitude à travailler ainsi, l’esprit d’équipe me manquait. J’avais rencontré Geneviève Ferone, pionnière de la notation extra-financière en 1997, et j’avais - et j’ai toujours - beaucoup d’estime pour elle. Quinze ans plus tard, j’ai vu en elle plus que l’amie qu’elle devenait, une femme d’engagement avec qui j’avais envie de m’associer pour une aventure entrepreneuriale, que nousavons imaginée ensmemle. Nous avions un alignement de valeurs et une complémentarité de compétences et de tempéraments. Et nous avions envie des mêmes choses : accompagner des entrepreneurs dans l’ensemble de leurs contributions au Bien Commun, et défricher de nouveaux modèles (de propriété, de transmission, d’évaluation, d’affaires…) au travers d’activités de recherche.
Cela fait maintenant 11 ans que nous avons co-fondé Prophil, l’équipe a grandi, nous sommes restées indépendantes. Les sujets sur lesquels nous avons été pionnières, comme les entreprises à mission ou la post-croissance sont maintenant au cœur de l’actualité. Quant aux fondations actionnaires, c’est sans doute le sujet le plus exigeant que nous portons, car il parle de dépossession et de nouveau partage de la valeur. Le modèle commence à se développer en France, c’est une ligne de crête.
A titre personnel, j’ai ressenti parfois, certainement comme chacun de nous, des moments de solitude face à l’adversité.
C’est un espace intérieur bien particulier, un miroir et un refuge, un ressourcement et une tentation, une fuite ou un piège.
Il y a aussi la solitude de l’entrepreneur et ce sentiment d’incertitude qui l’accompagne, mais nous étions deux avec Geneviève à créer Prophil, et cela change tout ! Cela m’a aidé à entretenir une forme de détermination, de confiance et d’indépendance au regard des autres. Certains estimaient mes choix de vie et d’engagement, d’autres ne les comprenaient pas. J’ai eu la chance d'être bien entourée et encouragée par mon environnement familial et amical, qui peut-être me ressemble.
Enfin, quand on est une femme, il y a une attention supplémentaire à développer, un point de vigilance. Je veille à ne pas me laisser reléguer par des hommes à un rôle opérationnel plutôt que stratégique dans certains combats que je mène. Globalement je n’ai jamais souffert d’être une femme, au contraire, je crois avoir à peu près su me faire respecter en assumant pleinement une part sensible.
La première qualité est l’alignement entre les valeurs et les actes, et la sincérité de ceux qui incarnent l’organisation, qui portent la responsabilité et le discours. Leur charisme ruisselle sur toute la structure. La sincérité crée de l’adhésion et du respect. Elle se révèle à travers la cohérence entre les paroles et les actes, et la capacité à renoncer à certaines choses. Elle relie la vision, l’engagement, la persévérance.
On retrouve également dans ces structures une capacité à passer de l’implicite à l'explicite, sans dissonance. Les directions, les choix, les renoncements n’ont pas toujours besoin de s’exprimer. Ils sont clairs. L’explicite ne fait que mettre des mots sur une raison d’être et des valeurs partagées.
Enfin, il y a la robustesse de l’organisation et le vrai partage de la valeur. Une entreprise pérenne a besoin d’une gouvernance robuste, et d’un partage de la valeur équitable. Ce sont deux sujets sur lesquels nous travaillons particulièrement chez Prophil au travers des modèles que nous prônons, qu’il s’agisse de la post-croissance ou des fondations actionnaires.
Écrire, composer, chanter, font partie de mon équilibre. C’est à travers la chanson peut-être que ma fibre sensible s’exprime le plus. Je mets la même énergie, la même exigence dans la chanson, un disque ou un concert, que dans mes autres activités professionnelles. Mais, faute surtout de temps, je l’exprime moins souvent. La poésie, l’émotion, la fragilité, le doute, l’amour voire la sensualité ont soudain un espace, celui des notes et des mots, pour se déployer. Je me livre bien plus à titre personnel sur scène, avec délicatesse, qu’en faisant du conseil en stratégie ! Les deux se complètent et s’équilibrent.
J’aime aussi partager ces émotions, toucher un public que je ne connais pas, de toutes générations et de tous les milieux. Car mes chansons ont quelque chose d’universel, d'intemporel peut-être. L’écho du public m’est indispensable.
Je pense qu’il faut inventer sa vie et tenter surtout de ne pas la regretter. Elle passe si vite ! Même si parfois, et c’est merveilleux, on parvient à suspendre le temps qui n’a rien de continu. Une rencontre peut changer une vie.
Pour ma part, j’ai toujours voulu me rendre utile à des causes ou à des personnes en qui je crois et laisser une place à l’inconnu. Alors, je ne compte ni mon temps, ni mon énergie. Par exemple, aujourd'hui, je consacre une part de mon temps bénévole à préserver un atelier d’art unique au monde, à Montparnasse. Parce qu’il me parle, que je l’aime, et que tant d’artistes seraient si tristes qu’il disparaisse. Et moi aussi.
Peut-être parce que j’ai perdu jeune mon père, j’ai toujours été sensible au temps qui passe. C’est sans doute pour cela que je suis de nature impatiente, et que j’aime avoir plusieurs vies. Cela m’est indispensable autant qu’une part de poésie pour compenser la rationalité de mon métier, et parfois la laideur du monde. Entrer dans des cases, remplir des tableurs sur la façon dont j’utilise mon temps m’est insupportable. Je n’aime pas me sentir surveillée, je suis trop indépendante pour cela. J’aime l’esprit d’entreprise, mais je ne suis pas faite pour être salariée, ni sans doute travailler dans un grand groupe, et j’ai eu la lucidité de le savoir très tôt. Cela m’a fait gagner du temps !
J’aime pourtant profondément découvrir de nouvelles entreprises grâce à mon métier, les accompagner et les conseiller. Leurs histoires, leurs systèmes, leur efficacité me fascinent, qu’elles soient industrielles ou commerciales. Et leur capacité à participer aux changements systémiques du monde aussi. Mais beaucoup sont encore trop inertes face aux défis de notre époque.
Je crois modestement qu’il faut parfois accepter une forme de solitude pour se trouver, oser aller à contre-courant des voies tracées, s’entourer des bonnes personnes et prendre des risques dans sa vie, qu’elle soit professionnelle ou personnelle.
Mais pour rayonner il faut aussi quelques points fixes, des lieux, des êtres sur qui, indéfectiblement on peut compter, et réciproquement. J’ai cette chance, et pour conjurer le doute, je m’appuie sur eux pour faire confiance à l’imprévu.
Soyez courageux !
Propos recueillis par Thérèse Lemarchand, fondatrice de Mainpaces