L’attention : quel pouvoir et comment la réguler ? Interview de Jean-Philippe Lachaux 

Jean-Philippe Lachaux est directeur de recherche à l’INSERM. Docteur en neurobiologie et neurosciences, Jean-Philippe Lachaux travaille depuis 15 ans sur les sujets liés à l’attention. L'attention est le processus de sélection, d'activation et de facilitation de certains réseaux de neurones au dépend des autres. Ce processus peut être déclenché de manière réflexe, par un stimulus externe ou interne, ou bien se développer sous forme d'un contrôle endogène exerçant son influence depuis la partie la plus antérieure du cerveau, le lobe frontal. 

Jean-Philippe s'intéresse particulièrement à ce deuxième aspect. Pour lui, il existe pour chaque activité, qu'il s'agisse de lire un livre, de retourner un service au tennis, d'écouter un exposé, parler à un ami ou simplement manger un bon repas, des états attentionnels optimaux, au cours desquels l'attention ajuste finement l'équilibre entre les automatismes du cerveau pour parvenir à une grande efficacité et une grande qualité d'expérience et de ressenti, accompagnées d'une sensation d'effort minime.

Dans cette interview nous entrons avec lui dans nos cerveaux souvent distraits, “il y au moins 3 systèmes qui sont en compétition. Parfois ils sont d'accord, parfois pas, et cela explique un peu toutes les dérives de l'attention qu'il peut y avoir dans une journée.” À partir d’une clé essentielle “ PIM : Perception - Intention - Manière d'agir ”, Jean-Philippe détaille un mode d’emploi pour se concentrer, ce que nous apprennent les sportifs de haut niveau sur ces sujets-là, et l’importance d’entretiens d’explicitation dans le développement d’une pratique experte.

On y parle également d’émotions “le stress est typiquement un exemple d’effet négatif de l'émotion sur la concentration “, et du secret de l’efficacité “tout le temps que tu consacres à une activité, si tu es bien concentrée, que tu as une intention claire à chaque instant de ce que tu dois faire, tu ne peux pas être meilleure, ce n’est pas possible. Donc ça n’a pas d'utilité de se mettre une pression temporelle supplémentaire”.

Ce soin porté à l’attention est pour lui majeur pour avancer vers une société pacifiée. “Au niveau sociétal, j’aimerais refaire de l'attention une vraie valeur, qu’elle soit remise au premier plan” nous livre Jean-Philippe. Etre bien dans ce que l’on fait n’est-il pas une envie largement partagée ?

Interview réalisée le 28/04/2023 par Thérèse Lemarchand, CEO Mainpaces

L’attention : la découverte d’un sujet qui est devenu une passion

Bonjour Jean-Philippe, tu es directeur de recherche à l’INSERM, spécialiste de l’attention, peux-tu nous expliquer rapidement ce qui t’a amené là depuis ta sortie de l’Ecole Polytechnique ?

En y réfléchissant, je me souviens qu’étant jeune adolescent je faisais des trucs un peu bizarres. Je mettais une montre un bout de la pièce et j’essayais de voir si j'entendais le tic-tac tout le temps, ou quand je le perdais. En fait, j'étais en train de faire des expériences d'attention, et je pense que tous les adolescents ne font pas ça ☺, donc je devais déjà avoir un terrain d'intérêt pour la question de l'attention. Ce qui a déclenché un intérêt plus important est le sport de haut niveau, et plus précisément le tennis. En regardant les compétitions de tennis et en voyant l'utilisation qu’ils faisaient de leur attention, notamment un joueur qui s'appelle Mats Wilander qui disait pouvoir se concentrer à volonté quand il en avait besoin, je m'étais dit « ça c'est génial, je veux le développer pour ma prépa ». C'était encore un intérêt un peu vague à l'époque, et c'est à l’X que je me suis demandé ce que je voulais faire dans la vie. La première année d'armée laisse beaucoup de temps. J’ai commencé à lire, et je me suis dit que c’était vraiment ça que je voulais faire, apprendre ce qu’était l’attention, à la fois sous un angle théorique avec les neurosciences, et sous un angle pratique avec le zen. Ça date donc de mes 20 ans à peu près.

Comment t’es-tu mis au zen ? 

A la sortie de l’X il y avait un dojo où j'allais régulièrement le matin. Après je suis allé faire des séances un peu plus soutenues vers Blois où il y avait un grand centre, et puis j’ai développé une pratique quotidienne. Quand on a 20 ans, le cerveau n’est pas encore terminé, donc ça m'a structuré, et je pense que ça m’a beaucoup influencé ensuite.

Aujourd’hui c’est le cœur de mon travail, d'essayer de faire sans arrêt une sorte de pont entre la théorie de l'attention et l’attention dans la vie quotidienne. 

Qu’est ce que l’attention ? 

Alors entrons dans cet exercice avec toi. Peux-tu nous nous expliquer ce qu'est l'attention, et ce qui la commande ?

On voit souvent l’attention sous l'angle de la sélection de stimulations extérieures à soi : nos organes et nos sens sont bombardés de signaux en permanence, et c'est beaucoup plus que ce que le cerveau peut traiter efficacement. Il va donc y avoir une sélection à chaque fois de certains signaux « ça, pas ça, ça, cet objet, ce qui se passe, cette position de l'espace » et cetera… C’est une sélection constante consciente.

Jean-Philippe Lachaux - Attention

Cette sélection de ce qui est à l'extérieur de soi, vaut également pour ce qui est en soi, à l'intérieur. On peut porter son attention sur une pensée, sur quelque chose qu'on se dit dans sa tête, sur une image mentale, sur une émotion, … C’est le même principe de sélection de départ, qui se fait sur ce qui est plus important que le reste à ce moment-là.

Quelles sont les lois qui la régissent ?

Il y a plusieurs systèmes dans le cerveau qui peuvent entraîner l'attention dans une direction, et qui vont l’accaparer en fonction de ce que chaque système va considérer comme le plus important.

Celui auquel on s'identifie habituellement est un système volontaire, c'est ce qu'on décide de façon rationnelle. 

Mais souvent on n'y arrive pas, notre attention est ailleurs, on se laisse distraire. Pourquoi ? Parce qu'un autre système dans le cerveau va prendre le contrôle et l'orienter ailleurs. 

Il y en a principalement 2 :

  • un système qui va orienter ton attention en fonction de ce qui est saillant physiquement, par exemple un gros bruit ou un visage qui passe, donc des éléments qui capturent l'attention automatiquement. C’est un système pré-attentif, il est avant l’attention. C’est par exemple celui qui repère le camion qui te fonce dessus et oriente ton attention avant même que tu l’aies décidé ;
  • un autre système va l'orienter en fonction de ce que tu aimes et de ce que tu n’aimes pas, typiquement celui qu'on appelle le circuit de la récompense. Il va en fait donner des petites notes à tout ce qu'il y a autour de toi, et t’attirer pour ne pas passer à côté si c’est important. Par exemple, si tu as envoyé un message et que la personne a répondu, cela va être jugé par le circuit de la récompense comme super important, et il va déclencher l'orientation de l’attention sur ton téléphone.

Le sujet est plus vaste, mais tu as donc au moins 3 systèmes qui sont en compétition. Parfois ils sont d'accord, parfois pas, et cela explique un peu toutes les dérives de l'attention qu'il peut y avoir dans une journée.

Agir sur sa propre attention, par Jean-Philippe Lachaux 

Maintenant que nous avons compris comment fonctionnait l'attention, comment pouvons-nous agir dessus au quotidien ?

Il y a 2 typologies de chemins. La première façon, c'est de dire que la volonté doit être toute puissante et que si tu n’y arrive pas c'est que tu dois être plus fort. Dans ce cas-là, si ta concentration t’échappe, tu vas être hyper frustré dès l'instant où tu n'arrives pas à maîtriser volontairement ton attention, et tu vas la ramener le plus vite possible par la force. Ça va donner des journées qui peuvent être assez épuisantes. C'est l'approche classique, c’est celle que décrit Rafael Nadal dans son livre quand il raconte sa première finale de Wimbledon contre Federer (qu'il a gagnée). Il parle de ses pensées qui le gênent, et dit qu’il essaie de les écraser, de les inhiber. Ça, c'est l'approche macho « si je suis costaud, je vais y arriver ».

L'autre approche est plus proche de ta relation avec un animal de compagnie, un chien ou un cheval si tu veux. Tu conçois qu'il a sa propre autonomie, et tu essaies de comprendre ce qu'il aime, ce qu'il n’aime pas, ses réactions, pour ensuite le contrôler par petites touches.

Attention et sensation

Ça donne une approche de l'attention où finalement tu vas faire un petit pas de recul par rapport à toi-même et ta propre attention, et tu vas la regarder vivre. « A quoi je fais attention ? » « Tiens, mon attention a dévié vers ça » Et juste, tu l'observes, et tu vas essayer de la ramener très doucement, tranquillement, une fois que tu as compris. C'est typiquement l'approche que tu vas trouver en méditation. Très concrètement par exemple, tu te balades dans un centre commercial, et tu observes juste ce que tu as tendance à regarder, ou tu choisis de regarder un point au loin et puis tu observes que tu as envie de regarder sur les côtés, les vitrines, les gens etc… Cela te renseigne sur les forces qui tirent sur l'attention, et tu commences à la voir vivre. Cela t’amène à une approche assez pacifiée de ton attention.

Tu faisais tout à l’heure une différence entre attention, intention, et concentration, peux-tu développer ? 

L'attention peut être purement passive, par exemple tu prends un plan de métro tu le regardes : tu es attentif. Si on te demande comment aller d’un endroit à un autre, tu n’en n’as en fait aucune idée parce que tu n'étais pas concentré pour cela. La concentration va utiliser ton attention dans un but. Tu vas en plus rajouter des processus actifs de mémorisation etc...

"L'attention, c'est juste sélectionner une information, une perception, mais tu n’en fais rien de spécial. Dans la concentration il y a vraiment cette idée d'en faire quelque chose."

Jean-Philippe Lachaux

Par exemple quand tu surfes, tu as plein de sensations, tu vas privilégier avec ton attention certaines plutôt que d'autres mais ce n'est pas ça qui va te faire tenir sur ta planche, tu as tout un jeu de correction de stabilisation et de direction en plus. En fait c'est ce couplage entre la perception et l'action qui fait la concentration, avec une intention.

L'attention en application dans le sport de haut niveau et chez les musiciens 

Tu as beaucoup interrogé des sportifs et des musiciens de très haut niveau pour comprendre comment ils arrivaient à développer une attention accrue, et qu'est-ce que cela induisait pour eux, tu es d’ailleurs en train d’écrire un livre sur ce sujet, quels sont les enseignements essentiels que tu en as retirés ?

C’est extrêmement riche ! Pour prendre quelques exemples, en discutant avec des entraîneurs nous avons discuté des « modes d'emploi » pour se concentrer : 

tu définis (i) ta cible attentionnelle, (ii) ce que tu dois percevoir en priorité, (iii) ton intention, et (iv) ta manière d'interagir avec ton objet d'attention, comment tu es actif. 

Typiquement un funambule me dit que tout ce qu’il privilégie en termes de perception est ce qui vient des pieds - le contact pied-sangle essentiellement, et sa manière d'agir est de corriger avec les bras, les épaules, le haut du corps. Donc il fait une sorte de couplage entre ce qu'il ressent et sa façon d'être actif, pour que l'ensemble fasse qu’il tient et qu'il avance sur son fil sans tomber.

Attention et équilibre

La question qui se posait était de savoir si pour du sport de haut niveau cette idée n’est pas simpliste, parce qu’on se dit qu’ils font attention à une multitude de choses, qu’ils font plein d’actions en même temps, qu’ils ont plein d'intentions aussi. Donc cela pose un problème par rapport à ce cadre un peu théorique, et aux limites du cerveau qui ne permet pas de faire attention à tout en même temps.

Ce que ces entretiens ont révélé, c'est qu’ils fonctionnent par tout petits segments, ce que j'appelle des sortes de micro-missions, qui vont durer peut-être une ou deux secondes à peine.

Sur chacune de ces micro-missions on va trouver une intention hyper claire, et une manière d'agir extrêmement claire également. Donc ce qu’on peut en retirer, c’est qu’en fait ils sont tout le temps concentrés, mais d'une façon qui se définit différemment presque d'une seconde à l'autre.

Et ça s'applique aussi dans la vie quotidienne !

Je vois ce que tu expliques, mais le sujet n’est-il pas alors d’avoir la bonne intention au bon moment ?

Oui, et le cerveau a une fraction de seconde pour prendre la bonne décision, pour avoir la bonne intention, et il y a pas mal de façons de faire ! Certains vont apprendre par cœur, par exemple une partition en musique, une voie en escalade… Ils vont visualiser tout ce qu’ils ont à faire. D'autres vont se programmer à gérer les imprévus quand il risque d’y en avoir trop. Et puis tu as encore des sports où tu ne prévois que le début. En escrime, tu peux programmer le fait de commencer par tel mouvement telle intention - par exemple d'être très agressif avec cette attaque - mais ensuite tu ne sais pas comment l'autre va réagir, et donc il faudra t'adapter en temps réel.

Si on le regarde dans le contexte d'une vie professionnelle dans un métier tertiaire, c'est beaucoup plus la 3e stratégie qui s’applique. C'est à dire que tu as en fait une ligne directrice qui va te guider, tu sais à peu près où tu veux en venir. Ce biais de base que tu t'es donné va faciliter le tri entre plusieurs intentions possibles en temps réel, et donc simplifier la prise de décision.

L’attention ne doit alors pas être trop rigide, figée, pour garder plusieurs possibilités ouvertes. Dans ce contexte-là tu peux malgré tout rester concentré, même avec une intention un peu plus globale. Donc la précision de l'intention dépend de ta maîtrise sur ce qui va se passer.

Ensuite, il y a le sujet de la cible attentionnelle. Quand on interroge les sportifs, on voit qu’ils vont développer des façons très diverses de placer leur attention pour percevoir des éléments qui peuvent leur rendre les choses très faciles. 

Par exemple, tu vas avoir une joueuse de badminton qui va te dire qu'elle arrive à percevoir le filet comme s’il était corporel, qu’il faisait partie de son corps. Donc évidemment c'est alors plus facile pour elle de l'éviter et de faire passer le volant au-dessus.

Là ce qui est très intéressant, c'est d'aller chercher ce que j'appelle des perceptions expertes. C'est quelque chose qu’elle peut percevoir, mais qu’un débutant ne comprendra pas. Je pense que dans toute expertise quelle qu'elle soit, tu vas commencer à sentir cela. Si on prend l'exemple de la négociation, tu vas arriver à sentir qu’à un moment tu peux t'engouffrer, parce que l'autre a un petit moment de faiblesse dans son argumentation, un moment de flottement, qu’il y a une fragilité et que tu sais que tu peux pousser des arguments dans ce sens-là et que ton interlocuteur ne va pas pouvoir les contrer, ou qu’il va se laisser convaincre parce tu es en position d'avance sur lui. Ce sont des ressentis, et l’attention d’un expert de très haut niveau va pouvoir se poser dessus. Ce n’est pas facile à voir pour quelqu'un qui ne s'y connaît pas. Mais tu peux le développer en creusant ce qui te fait réagir, ce qui fait que d'un coup tu as pris cette décision plutôt que celle-là, et progressivement les consolider. 

Développer son attention, par Jean-Philippe Lachaux 

Oui, tous ces exemples de négociation sont extrêmement parlants pour moi qui en ai beaucoup, et c'est complètement comme ça que ça se joue. On le travaille en amont, avec des jeux de rôle, et des entrainements à blanc. La question que je me posais maintenant, est : par quel côté commencer pour développer ses compétences attentionnelles ?

La clé est vraiment cette question de PIM : Perception - Intention - Manière d'agir. C'est donc acquérir une capacité à percevoir certains signes, et ensuite être capable d'agir dans une direction vers ton intention, vers ce que tu cherches à faire, et donc développer ton répertoire de manière d'agir.

Si on traduit cela en entraînement sur une interaction à enjeu, qu’elle soit sportive, ou pour reprendre l’exemple de la négociation, cela veut dire chercher à identifier quels sont les éléments auxquels la personne en face de toi est vraiment sensible, ce qui provoque chez elle une réaction, qui peut être légère, comme quelque chose de moins assuré dans la voix, ou un changement de posture, une certaine fragilité dans l’argumentation. Tu te mets aux aguets, comme un chasseur, et tu attends des signes

Quand ces signes peuvent être explicités, tu peux travailler à amener la personne entraînée à devenir capable de les remarquer. Ensuite elle sait qu’elle doit les chercher, et à partir de là développer une certaine technique en fonction de l’objectif visé. Ce sera peut-être avancer 4 idées dans un certain ordre, savoir qu’à partir de ce moment ce geste est le bon, que sur cette psychologie là c’est cette manière d’agir qui sera vraiment efficace. Tout ça, c’est de l'entraînement, et il permet au novice de mieux savoir ce qu’il doit travailler.

C'est intéressant, je n’avais pas regardé le coaching sous cet angle là, mais c'est exactement ça. A travers son questionnement, le coach peut amener à reconstituer la scène, mettre en évidence la façon dont chacun s'est positionné, comment elles l’ont vécue, quelles sont les conclusions que le coaché peut en tirer, et cette mise en lumière verbalisée peut éclaircir des situations qui ont été plus ou moins conscientes, de manière à pouvoir ensuite prendre appui dessus, et progresser.

Oui, c’est pour cela que j'utilise la technique de l'entretien d'explicitation, parce que la difficulté est d'arriver à obtenir ces informations sans induire de réponse. Mais après tu arrives à des choses vraiment intéressantes, à des façons de se concentrer, à ce à quoi la personne prête attention, à connaître ses réactions. 

Attention et coaching

Quand tu sais ce que tu cherches à détecter, que tu as défini ta cible attentionnelle, quand tu commences à dire « quand je remarque ça je réagis comme ça » en fait cela définit une façon de se concentrer : une perception – une action. Tu as totalement défini la façon dont tu te concentres, parce que tu as cet aspect coordonné de perception, d'action et d'intention.

"Dès l'instant où tu parles de réagir d'une certaine façon à certains éléments que tu perçois et pas d'autres, dans un but, en fait tu es en train de dire que tu te concentres d'une certaine façon."

Jean-Philippe Lachaux

C’est très général, cela s'applique à toute activité, et cela permet si on a perdu la partie, de remonter à la perception – réaction, et d'ajuster la réaction. L'intérêt c'est d'avancer vers quelque chose de plus de plus en plus pertinent. 

On voit qu’il y a beaucoup de questions de volonté et d'entraînement, et finalement d'ouverture aussi parce qu'à partir du moment où on est en réception, il y a une forme d'ouverture et d'accueil à ce qui se passe. Quel est le rôle des émotions dans tout ça ?

Les émotions vont se situer à plusieurs niveaux. Les émotions peuvent être distractrices, ou alors il peut y avoir un véritable plaisir à être concentré. Je l'ai beaucoup vu, de nombreux sportifs m'ont rapporté qu’un état de connexion totale à leur activité est ce qu’ils préfèrent. Ce sont les meilleurs moments de leur vie. On peut dire que d'une certaine façon c'est très chargé positivement émotionnellement. Tu as l'impression de donner, ça peut aller loin ! Tu as l'impression de te dissoudre totalement dans ton activité, de ne plus exister toi comme étant séparé de ce que tu fais ou des gens autour de toi…, donc ça c'est quand même assez chouette. 

Et puis les émotions peuvent aussi jouer un rôle totalement paralysant, notamment dès qu'il y a un enjeu assez fort. Il peut arriver que tu enrayes totalement tes automatismes parce que tu n’as plus le contrôle dessus. Tu repasses alors dans un mode qui est entièrement volontaire, entièrement basé sur des prises de décision. Tu attends d’être sûr que ce que tu vas faire est bien pour agir, et c'est totalement incompatible avec une action en temps réel, il faut aller vite, et c'est la catastrophe. Tu vas te crisper dans tous les sens. Ça c'est typiquement le stress, exemple d’effet négatif de l'émotion sur la concentration. 

Certains me disent qu'ils ont tellement développé d'automatismes, qu’ils n’ont plus à se concentrer sur la technique et que finalement leur attention est plus sur le niveau de plaisir qu’ils ressentent à faire leur activité. Leur recherche est juste de se faire plaisir, à travers des sensations assez subtiles, de plaisir, de facilité. Par exemple en escalade, il va me parler de légèreté, de dynamisme, c’est là que se pose son intention et tout le reste se met en place. 

Oui je vois, ce sont des sensations dont on sait qu’elles sont ultra-pertinentes pour la tâche, l’activité qu’on va réaliser. J'ai interviewé Antoine Albeau récemment, et on sent qu’il est sur cette sensation d'équilibre parfait entre la planche le vent et son corps, et que c'est une concentration pure sur ce sujet-là.

C'est ça, parce qu’il n’est plus sur tous les petits aspects techniques, il les connaît par cœur. En plus il semble y avoir une sorte d'antinomie entre stress et envie, plaisir : si tu as du plaisir à ce que tu fais, tu ne vas pas stresser et réciproquement.

"Le plaisir est un peu une sorte d'antidote au stress."

Jean-Philippe Lachaux

Par exemple si tu dois faire une conférence, que tu es un peu stressée et tout d'un coup tu penses au plaisir que tu as à expliquer quelque chose clairement et qui te paraît important à beaucoup de gens, que tu le vois comme une opportunité qui te tient à cœur, le stress va complètement passer au second plan. 

Attention et volonté

Revenons sur ce sujet de la volonté que tu as abordé plusieurs fois, il m’a semblé y entendre une consonance un peu négative ?

Oui et non ! Si vraiment tu te laisses entièrement porter, sans contrôle il n’est pas sûr que tu arrives à bon port. La différence se fait entre volonté et volontarisme. La volonté est comme une sorte de cap, qui permet de prendre des décisions. Elle permet d'anticiper les conséquences, prendre un temps d'avance, envisager les conclusions des possibilités que tu envisages, objectiver, choisir. Mais ce temps n’est pas adapté à toutes les activités que l’on fait. C’est le temps de la stratégie, dans lequel la volonté va rentrer le plus en ligne de compte. C'est un temps long de construction. Et il y a le temps de l'action où on est plus dans un moment d'attention maximum. 

C’est une question de niveau de contrôle sur nos automatismes. Ce qui est intéressant est de voir comment tu arrives à placer ton niveau de contrôle au bon niveau selon les situations, ni trop précis, ni trop large. Trouver ce niveau n'est pas forcément très facile, puisqu'il dépend de chaque situation dans laquelle on est, et il dépend beaucoup aussi du niveau de confiance que tu as en toi, dans tes automatismes. Si par exemple je bégayais, ou si j'avais tendance à dire plein de gros mots, je serais beaucoup plus en contrôle en ce moment sur chacun de mes mots. C'est parce que je sais que je suis capable en me laissant aller, d'avoir un niveau de langage assez clair et correct, que je me concentre plutôt sur l'idée. De la même façon, quelqu'un qui a été mis en échec récemment par son entourage va avoir tendance à être beaucoup plus dans le contrôle et beaucoup moins relâché, avec à la clé beaucoup plus de fatigue, et moins de fluidité et de réussite à un moment donné

Apprendre à réguler son attention quand on est dirigeant d’entreprise pour ne pas s’épuiser

Y-a-t-il des principes de base que tu voudrais partager pour nos dirigeants, pour apprendre à réguler cela et avoir le bon niveau de concentration, d'attention selon l'enjeu, et pouvoir aller vers quelque chose de plus fluide et moins de fatigue ? 

"Ce que nous disent les neurosciences, c'est que tous ces processus mentaux sont des processus biologiques qui eux aussi ont leur constante de temps."

Jean-Philippe Lachaux

Dans les activités essentiellement intellectuelles le problème est que l’on a un peu du mal à voir ce qu'on est capable de faire dans un temps donné, en termes de charge mentale, de charge cognitive, de charge de mémoire. On est assez mal à l'aise avec l'idée de se dire « je ne peux pas faire plus ». On pense que c'est une question de volonté, et que si on est assez volontaire et motivé on va pouvoir en faire 10 fois plus. En fait, ce que nous disent les neurosciences, c'est que tous ces processus mentaux sont des processus biologiques qui eux aussi ont leur constante de temps. C’est comme faire un mouvement, il n’est pas instantané, tu as des muscles à contracter. Je pense que c'est un apport essentiel des neurosciences, d’accepter le fait que tu puisses mettre un temps et tu puisses te mettre des limites. « Non je ne peux pas gérer plus de mails dans ce temps, je ne peux pas interagir avec plus de personnes dans une journée etc.. » 

Attention et travail

Comme on est dans une situation de compétition, dès que tu ralentis les autres te passent devant. Si tu ne fais pas cela, tu vas essayer de t'en mettre toujours plus, et la seule façon d'être sûr d'avoir fait ton maximum sera d'avoir été tout le temps en train de travailler. Tu te dis « de toute façon ma seule limite c'est l'épuisement, et je n’aurais pas pu en faire plus parce que je serais mort ». Je connais beaucoup de gens comme ça, qui occupent des positions de responsabilités et qui sont là-dedans. En fait, leur remède contre l'angoisse de ne pas avoir fait assez, de ne pas avoir été assez bon, est d’être tout le temps actif. Évidemment, ça mène au burn-out et autres dangers. On peut se dire à contrario « voilà, je fixe tant de temps et je vais simplement essayer d'être à mon meilleur pendant tout ce temps-là, et puis c'est tout. » 

Cela passe aussi par d'autres pratiques, tu parlais du zen, mais aussi des pratiques de lâcher-prise ou d'attention corporelle qui permettent de ressentir à quel moment on est au maximum de ses capacités, et à quel moment on commence à être dans des états de de fatigue ou d'inconfort qui nécessitent une pause.

Oui, et tu veux le secret de l'efficacité ? Tout le temps que tu consacres à une activité, si tu es bien concentrée, que tu as une intention claire à chaque instant de ce que tu dois faire, tu ne peux pas être meilleure, ce n’est pas possible. Donc ça n’a pas d'utilité de se mettre une pression temporelle supplémentaire, de s'obliger à aller plus vite que son rythme habituel, tranquille, bien concentré, ou d'essayer de faire 2 tâches en même temps. Ça c'est important. 

"Tout le temps que tu consacres à une activité, si tu es bien concentrée, que tu as une intention claire à chaque instant de ce que tu dois faire, tu ne peux pas être meilleure, ce n’est pas possible. Donc ça n’a pas d'utilité de se mettre une pression temporelle supplémentaire."

Jean-Philippe Lachaux

C'est un peu comme un coffre, si tu essayes de mettre plein de valises dedans pour que ça tienne, en fait ça ne sert pas à grand-chose. Il vaut mieux qu'elles soient bien rangées. Il faut juste veiller à son état de concentration, avec cette idée que ma concentration est bien posée sur une chose à la fois, calme, à chaque moment de ma vie professionnelle. Et quand j'arrête, j’arrête. Ça permet d'être plus à l'aise, parce que sinon les alternatives sont d'essayer d'en faire le plus possible pour ne pas s'en vouloir, et je ne suis pas sûr que cette pression temporelle folle soit efficace, ni pour soi, ni d'ailleurs pour ses collaborateurs. 

La relation entre attention et sensations corporelles

Il me semble que c’est pour cela aussi qu’il est important d’être pleinement dans son corps, associé, en être qu’être humain biologique, et de ne pas rester dans sa tête ?

Effectivement, quand on est dissocié les sensations corporelles sont en fait plus des gênes qu'autre chose, et dans du travail intellectuel on a vite fait d'accumuler plein de petites crispations qui vont créer de la fatigue si on ne veille pas régulièrement à faire un petit check, à les détendre. 

Dans le cerveau la distinction entre le cognitif et le corporel n’est pas si claire, parce tu ne vois pas si ce neurone contrôle un muscle ou s’il est en train de faire un calcul mental. Par exemple,  pour des calculs assez compliqués, je sais qu'il y a des matheux qui utilisent leur corps pour la représentation de l'espace, pour voir des impressions de quantité. Leurs actions mentales et les actions du corps sont complètement liées. 

Ce lien corps-esprit n’est pas encore très bien étudié. On sait que dans le cerveau il y a une structure cérébrale qui s'appelle l'insula dans laquelle arrive tous les ressentis corporels. C'est une sorte de tableau de bord qui te dit comment tu te sens. Il se trouve que l'insula s'intéresse aussi aux activités simulées c'est-à-dire à « l’envie de », ou à « l’idée de ». Par exemple, j'ai des copies à corriger, ça ne m'est jamais arrivé, et rien que d'y penser j'ai une sorte de petite sensation d'asphyxie, de dégoût. En fait mon insula va utiliser des sensations corporelles pour me dire de ne pas le faire. Elle va créer tout un petit paysage mental, qui dit oui ou non aux choses, et évidemment dans une journée plus tu fais de choses où ton insula a dessiné quelque chose de défavorable, plus tu vas avoir l'impression de passer une journée dégueulasse.  

L'idée est d'arriver à se familiariser avec ces sensations-là, de prendre un petit recul par rapport à ça, et peut-être justement d’aller agir directement sur le corps à ce moment-là. Si effectivement mon insula essaye de me faire comprendre par une asphyxie qu’il ne faut pas que je le fasse, on va commencer en allant respirer. On a quand même des moyens de commencer à réfléchir sur le corps à partir des neurosciences. 

Avec la pratique du zen, tu vois très clairement des tas de choses qui circulent dans le corps. Tu vois comment dans un travail très intellectuel des choses vont aller monter dans la tête, se coaguler là, bouger de façon plus fluide, ou créer cette impression de pesanteur, de lourdeur, ou d'obscurité, et tu peux le refluidifier. Tu vas apprendre à le faire circuler, c'est complètement corporel.

En neurosciences on parle aussi de synesthésie. Une synesthésie c'est quand tu prends un phénomène qui est dans un domaine sensoriel, que tu as reçu une certaine façon, et que tu lui ajoutes une autre dimension sensorielle. Par exemple, c'est quelqu'un qui va percevoir des notes de musique comme des couleurs. Tu as beaucoup de synesthésies qui apparaissent, et notamment de choses qui sont plutôt corporelles. Une pensée qui va apparaître, et être ressentie comme étant localisé dans l'espace à un certain endroit devant toi par exemple, qui va avoir une certaine densité, une sorte de lourdeur, qui peut avoir un goût, une odeur… Ce sont des choses qui sont présentes à l'état latent dans le cerveau parce que le cerveau n’arrête pas de retracer les modalités sensorielles, et tu vas finir par te rendre sensible à ces dimensions-là qui accompagnent des choses purement mentales.

Elles finiront par te servir de petits marqueurs que tu scotches sur une idée, comme des petites poignées sur lesquelles tu peux jouer au cerf-volant pour aller recontrôler ta pensée, l’amener ailleurs, ou éviter que ton attention reste engluée à un endroit. Ces synesthésies ne sont pas innées. Elles viennent, et tu apprends à les renforcer.

Jean-Philippe Lachaux, ses projets d'avenir

Comment pratiques-tu le zen ? 

Je le pratique au quotidien une bonne heure formelle, et puis après dès que je peux dans la journée j'essaie de le faire de façon un peu informelle. Si j'ai à marcher par exemple, j’essaye de caser de la méditation dessus, pour essayer d'avoir une bonne partie de la journée dans un état proche de la méditation.

Attention et méditation

Peux-tu nous parler du programme AtOle « attentif à l'école » ? J’ai lu que tu l’avais créé pour organiser « une certaine forme de résistance » ? 

C'est effectivement ce que je dis aux professeurs : vous essayez de contrôler 25 – 30 cerveaux, ce n’est pas possible. Un cerveau ne peut pas en contrôler 25 ou 30, il faut se partager le travail, et donc que les élèves prennent leur part de travail dans le fait qu’il y ait une connexion attentive entre l'enseignant et les élèves. Au passage cela permet d'éduquer les enfants sur ce qu’est l’attention, ses limites, comment elle peut être manipulée, comment on peut perdre le contrôle etc... Quand ils arrivent en 6è – 5è et que le téléphone débarque, ils sont alors un peu prévenus, et ils peuvent être plus en contrôle de leur attention, et avoir des intentions, plutôt que de l'utiliser juste parce que c'est rigolo et comme un doudou. Donc oui, c'est un peu une forme de résistance face à cette armada numérique qui par ailleurs propose plein de trucs géniaux, mais il faut que les enfants soient capables de décider vraiment de ce qu'ils veulent en faire.

Très concrètement on intègre des interventions dans la vie de classe. Une moitié du programme est basée sur la compréhension du fonctionnement du cerveau, les forces de l'attention, ce qu’est une intention etc.., et l'autre partie est composée de stratégies cognitives. Par exemple bien être capable de définir sa cible attentionnelle : le fait que quand tu veux être attentif il faut déjà savoir à quoi tu dois être attentif. Ou comment être attentif sur des tâches complexes : tu pourrais être perdu dans plein d'intentions en même temps, qui rendent impossible de se concentrer ? Tu ramènes cela à une suite d'étapes simples avec une intention claire. 

Je souhaite à travers ces outils leur apprendre à développer ce que j'appelle un sens de l'équilibre attentionnel. On est vraiment proche de ce dont on parlait, remarquer les mouvements de l'attention, ramener l'attention qui se laisse capter « top, je la ramène tout de suite avant que ce soit trop tard » etc… En fait je développe leur capacité à se restabiliser au quotidien pendant la classe, un peu comme un surf attentionnel avec les vagues de distracteurs ☺ 

Ça marche pas mal, il y a plusieurs dizaines de milliers d'enseignants qui s'intéressent au programme et l’utilisent, ça doit toucher beaucoup d'enfants finalement.

Quelle est ta quête ?

Au niveau sociétal, j’aimerais refaire de l'attention une vraie valeur, qu’elle soit remise au premier plan.

Si on repense à toute cette période de débat sur la réforme des retraites, on voit que beaucoup de problèmes portaient sur le sens donné à son travail « quelle est ma récompense finalement, pourquoi je travaille, qu'est-ce qu'on me donne en échange - tant d'argent, tel avantage… ». En fait c'est forcément conflictuel, parce que tu peux toujours te dire que ce n'est pas assez. Cela génère de l'insatisfaction si tu ne doubles pas à un moment donné ce rapport transactionnel par une satisfaction que tu trouves à l'activité elle-même, au plaisir de la faire. C'est ce qui est intéressant justement dans le sport de haut niveau. Si tu prends le tir à l’arc, c'est répétitif, c'est pénible, c’est dur, mais ils ont réussi à en faire une voie de de développement de l'attention, et ils ont complètement retourné le truc pour en faire un espace dans lequel ils vont trouver une récompense intrinsèque. 

C’est un état d'esprit, et il n’y a aucune raison que ça ne puisse pas s'appliquer à tous les métiers. Si on arrive à ça à travers une éducation de l'attention, on a une société qui est extrêmement pacifiée, parce que les gens ne sont plus à se demander en permanence s’ils ne donnent pas trop par rapport à ce qu'on leur rend. Il ne s'agit pas que des gens soient exploités, mais qu'il y ait un rapport un peu moins conflictuel au travail, et d’être bien dans ce que l’on fait.

Quel est le dernier message que tu voudrais à passer à ceux qui nous lisent ?

Si ceux qui nous lisent sont des personnes en position hiérarchique supérieure, je voudrais leur dire de vraiment soigner l'attention de leurs collaborateurs, de simplement s'assurer que ces gens sont dans des conditions qui leur permettent d'avoir cette concentration douce, tranquille, posée, une chose à la fois, sans pression temporelle excessive. Dans une entreprise, je pense que c'est ça qui peut créer un climat très positif. Quand je vais voir des gens dans des organisations, ils me disent « J'aimerais bien pouvoir travailler à ce rythme-là, focaliser sur mon état plutôt que sur la rapidité, mais en fait j'ai quelques contraintes qui viennent d'en haut et qui m'empêchent de le développer. » Ça demande une culture d'entreprise où l'attention est respectée, où tu ne reçois pas en permanence des alertes ou des messages auxquels tu dois répondre dans les 4 secondes, parce que c’est plus important que tout, parce que c'est ton boss qui attend une réponse dans les 5 secondes. 

Je recommanderais de protéger l'attention de ses collaborateurs, et de la respecter.

PUBLICATIONS Jean-Philippe Lachaux

La magie de la concentration, Apprendre à se concentrer à table, en famille, à l'apéro, entre amis, septembre 2020

Les petites bulles de l'attention, Se concentrer dans un monde de distractions, novembre 2016

Le cerveau funambule, Comprendre et apprivoiser son attention grâce aux neurosciences, septembre 2015

Le cerveau attentif, Contrôle, maîtrise et lâcher-prise, mars 2011

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