Patrick Roult est chef du pôle de haut niveau à l’INSEP et membre du Conseil Scientifique Mainpaces. Dans cette interview, il nous parle d'impact « Toute la manière dont je pense le travail qui est fait, la manière dont je l’organise, est guidée par cet objectif d’impact. » Exigence, liberté, travail bien fait et rapport à l'autre, dans une vision beaucoup plus large que l'action immédiate, sont les ingrédients essentiels de cet impact.
Au sein de l'INSEP, il accompagne les sportives et les sportifs à donner le meilleur d'eux-mêmes. « J’attends (...) qu’ils assument pleinement leur propre responsabilité dans leur projet. On ne peut pas vouloir la liberté et la sécurité. Quand on veut la liberté, on rentre nécessairement dans une sphère insécure. C’est du reste le problème de nos sociétés modernes. Ce dogme de la sécurité, de la prévention, aliène une partie de notre liberté. »
La réussite reposera sur l'engagement : « Je ne crois qu’à une chose, c’est l’engagement. […] Ce qui permet de tenir le niveau d’intensité de l’engagement c’est la force du rêve. »
Enfin Patrick Roult évoque le leadership et le management dans le sport : « La question centrale est celle du leadership des sportives et des sportifs. Notre enjeu quotidien est de mettre en mouvement et d’entrainer avec eux tout ce que la France sait faire de mieux pour qu’ils puissent réaliser leur rêve. C’est un vecteur d’énergie, et donc ça a un sens. » Et nous parle des parallèles entre sport de haut niveau et l'entrepreneuriat : « Chez les sportifs très tôt, tu apprends à gagner mais tu apprends aussi à perdre, et tu sais bien que ce n’est pas parce-que tu as perdu que ça s’arrête. […] Je vois chez beaucoup d’entrepreneurs une frousse bleue de perdre. » Or c'est parce que le sportif est vivant et confronté au réel qu'il peut performer. Travailler sur soi sans relâche et appréhender son environnement en évolution permet d'appréhender avec plus de lucidité une réalité complexe.
Interview réalisée le 06/05/2024 par Thérèse Lemarchand, CEO Mainpaces
J’ai d’abord été un enfant qui a vécu à une époque de grande liberté pour les enfants. J’habitais à St Malo, au bord de la mer. Les vacances étaient toute l’année au bout de la rue, sur la plage. J’étais libre de mes mouvements, d’explorer et de faire l'expérience du monde.
Mon goût de la liberté s’est construit là, dans cette enfance où les adultes veillaient sur nous, dans un espace vaste où nous pouvions faire l’expérience des autres et de l’environnement. Pour moi, l'environnement était la mer. C’était un endroit extrêmement privilégié, et un refuge intéressant à explorer.
Cela m’a amené à faire beaucoup de sport, et le sport de mon enfance a structuré ma vie. Je nageais beaucoup, je faisais du bateau, j’étais confronté à toutes sortes de mers, paisibles, dures, tempétueuses, c’est dans cette expérience de la mer que j’ai été amené à prendre conscience que je pouvais aider les autres.
A 16 ans j’ai commencé à m’engager auprès de la SNSM (Société Nationale de Sauvetage en Mer). J’étais « bénévole défrayé » l’été, d’abord sur les plages, puis sur les vedettes de sauvetage. Cette expérience a été humainement extraordinaire, et j’y ai découvert un rapport à la technique et la technicité, à l’outil, qui m’a beaucoup plu.
Jeune adulte, je me suis engagé dans la Marine Nationale. J’étais considéré comme un bon marin, mais comme un piètre militaire. J’étais plutôt bien noté, mais mon goût de la liberté ne s’accommodait pas si bien avec certains aspects de la rigueur militaire. J’étais en phase avec la rigueur honnête et utile, mais l’arbitraire et l’injustice m’ont souvent heurté. J’en suis parti.
C’est à ce moment-là que j’ai rencontré ma femme, et il fallait pour l’épouser que je trouve un métier sérieux. J’ai pris le premier concours de la Fonction Publique d’État qui se présentait à moi, et je suis devenu instituteur. J’ai été un instituteur heureux pendant plus de 15 ans, et je pourrais toujours l’être. C’est un métier magnifique. J’ai enseigné dans plein d’endroits différents dont un hôpital psychiatrique, des lieux de soins intensifs … J’y ai appris que la vie pouvait être âpre, qu’elle pouvait être un combat que l’on perdait en un week-end. C’était humainement extrêmement riche, ça m’a secoué, j’y ai encore grandi.
En parallèle je continuais à faire du sport et en particulier du hockey sur gazon. J'habitais à Angers où quelques équipes ont fait l’histoire du hockey sur gazon français. Mon activité professionnelle d’alors, instituteur, a vite été sollicitée au service du développement de ce sport épatant et on m’a demandé de rejoindre les rangs de la direction technique nationale. J’ai buché le programme de 3 ans de STAPS en 4 mois, et j’ai passé le concours de professeur de sport. J’ai été conseiller technique régional pendant 1 an, puis j’ai dirigé la formation J’ai intégré le staff de l’équipe de France masculine en novembre 2002, et de fil en aiguille et quelques années plus tard je suis devenu Directeur Technique National et je me suis fait viré. C’est à l’issue de cette dernière expérience que le Directeur Général de l’INSEP est venu me chercher.
Toutes ces expériences sont constitutives de ce que je suis aujourd’hui : mon rapport à l’exigence, mon rapport à la liberté, mon rapport au travail bien fait, mon rapport à l’autre, font qu’aujourd’hui je suis dans une position où on me demande de diriger plein de gens et de les amener à libérer le meilleur d’eux-mêmes.
Partout où je suis passé et dans tout ce que je fais, j'essaye de comprendre le monde qui m’entoure, de comprendre ce qui se passe, de savoir comment fonctionnent les lieux, les objets et surtout les gens. Je me décolle du terrain pour voir ce que je fais et ce que font les autres, et avoir une vision assez précise de l’endroit où nous en sommes.
J’ai compris très tôt que ce que je faisais avait une importance beaucoup plus large que l’action immédiate. Quand tu sors quelqu’un de l’eau et que tu le ramènes à la vie, tu vois l’impact que ça a sur les gens et sur les autres. Cela ouvre quelque chose de très significatif. Devenu enseignant, l’impact que j’ai pu avoir sur certains enfants a été extrêmement fort. Je suis encore en lien avec plusieurs d’entre eux. Toute la manière dont je pense le travail qui est fait, la manière dont je l’organise, est guidée par cet objectif d’impact.
Dans la fonction publique d’État on peut être parfois en porte-à-faux sur ces sujets. Je n’entends pas que l’organisation se substitue à moi, et quand se présentent des engagements que je ne veux pas prendre, je le dis.
Mon goût inouï pour la liberté, dans le fait d’assumer mes responsabilités et d’être libre des choix que je fais, se décline dans ma vie personnelle. Je ne possède rien, je n’ai pas de maison, je ne suis tenu à rien, je vis en dessous de mes moyens. Je n’ai pas peur de perdre quoique ce soit de matériel. Cela me permet d’assumer des rapports houleux si cela s’avère nécessaire au risque de perdre ma situation, c’est arrivé.
J’attends qu’ils assument leur rêve. Ils rentrent à l’INSEP parce qu’ils ont un rêve de devenir champion ou championne olympique. Il n’y a aucun autre endroit en France où l’État met autant de moyens pour que les jeunes réalisent leurs rêves. Le minimum est qu’ils assument cela pleinement. S’ils se rendent compte que ce n’est pas leur rêve mais celui d’un autre (parents, entraîneur, copain ou copine, …), et surtout s’ils ne comprennent pas comment ce rêve pourrait devenir leur rêve, alors ils s’en vont. Ça n’est pas grave, on vit très bien sans être championne ou champion olympique heureusement. S’ils restent, il y aura des hauts et des bas, mais nous serons toujours là pour leur donner les moyens d’atteindre les objectifs qu’ils se fixent.
J’attends également d’eux qu’ils ne trichent pas et qu’ils assument pleinement leur propre responsabilité dans leur projet. On ne peut pas vouloir la liberté et la sécurité. Quand on veut la liberté, on rentre nécessairement dans une sphère insécure. C’est du reste le problème de nos sociétés modernes. Ce dogme de la sécurité, de la prévention, aliène une partie de notre liberté.
J’attends donc qu’ils s’engagent, et l’engagement est d’ailleurs la seule chose dans laquelle je crois vraiment pour leur réussite.
Cela fait hurler mes camarades qui s'occupent de psychologie du sport, mais je pense que le concept de motivation est un concept faible. C’est une grille de lecture un peu théorique. Je ne crois qu’à une chose, c’est l’engagement. On fait ou on ne fait pas.
Cela a un rapport à l’intégrité, comme de respecter le code de la route. Je ne choisis pas de respecter le code de la route par peur du gendarme mais bien parce que je crois que ce cadre réglementaire nous permet, de vivre ensemble de façon respectueuse, donc je l’applique, « je fais ». Si une sportive ou un sportif vient à l’INSEP pour réaliser son rêve, alors elle ou il doit s’engager dans ce choix, et c’est à travers ses actes quotidiens, sa responsabilité personnelle assumée, qu’elle ou il intègrera ce qui lui permettra de monter sur le podium.
L’engagement doit être réinterrogé sans cesse, pour rester un engagement sain.
En permanence il faut se réinterroger, se repositionner, développer la conscience de ce que l’on fait dans une vision beaucoup plus large. On n’a jamais fini de se poser la question de savoir si ce que l’on fait est en phase avec les valeurs et les vertus que l’on s’est choisies. Ce qui permet de tenir le niveau d’intensité de l’engagement c’est la force du rêve. On a des objectifs à la hauteur de ses rêves. À chacun ses rêves, et je n’en veux pas aux personnes qui ne rêvent pas de sortir de chemins plus traditionnels. Quand on rêve grand, l’engagement est l’endroit où se joue la différence entre ambition et prétention. Certains rêvent et de là, revendiquent un statut ou un titre mais ne s’en donnent jamais les moyens : c’est de la prétention. Certains rêvent, s’engagent et s’en donnent les moyens, c’est l’ambition. Il se crée alors un effet d’entraînement extrêmement positif. On découvre que l’on n’est jamais seuls sur rien. Il y a des gens devant, des gens derrière, qui tirent et qui poussent . Le mouvement que l’on créé porte les autres et nous porte nous-même, c’est la source du leadership et de toutes les dynamiques d’entraide.
C’est le rôle que l’État s’est donné pour accompagner les jeunes sportifs qui rêvent de devenir des champions.
Ce que l’INSEP amène est une certaine idée et une manière de faire, qui met à disposition des savoir-faire, des savoir-être, des savoirs de grande qualité, et tout ça relativement bien mis en musique et organisé pour que ce soit le plus efficace possible. La performance appartient ensuite à la sportive ou au sportif.
Le concept de management m’intéresse peu. À mon sens je manage 2 personnes, la Directrice Générale adjointe et le Directeur Général de l’INSEP, et mon rôle à moi est qu’ils prennent les bonnes décisions. Quand ils viennent me proposer des choses, j’essaye de voir quel impact elles vont avoir sur les personnes et l’organisation, et si elles nous permettront de mieux réaliser notre travail au bénéfice des sportifs que l’on accompagne. Mon rôle est de les orienter quand ce n’est pas le cas, et de les mettre en exécution sinon.
On pense souvent le management comme un truc qui descend, mais pour moi le management est montant. Ce qui descend, c’est le leadership. J’ai un service de 50 personnes, et mon boulot est d’entrainer ces personnes-là dans une direction qui me semble être la bonne et de marcher avec eux, leur rôle à eux c’est de me manager, de faire en sorte que j’aille dans la bonne direction. Je leur dis souvent de tenter des trucs, je préfère qu’on tente dix trucs et qu’on en réussisse deux. Au moins on aura réussi deux trucs. N’en tenter qu’un et échouer ne nous aurait pas beaucoup fait avancer. Et on n’est jamais à l’abri d’en réussir dix… Le boulot de l’INSEP est fondamentalement un enjeu de leadership plus que d’accompagnement. L’accompagnement est une problématique d’outils, c’est la manière de faire.
La question centrale est celle du leadership des sportives et des sportifs. Notre enjeu quotidien est de mettre en mouvement et d’entrainer avec eux tout ce que la France sait faire de mieux pour qu’ils puissent réaliser leur rêve.
C’est un vecteur d’énergie, et donc ça a un sens.
Il y a une double impulsion dans cette affaire. L’impulsion de l’État est l’énergie que l’on se donne collectivement à l’échelle d’une nation. En France, c’est le désir d’accompagner le sport de haute performance, l’État s’est donné cette prérogative. Après, l’accompagnement est la manière de faire. C’est notre affaire à nous en termes de structure et d’organisation de régler cette question-là.
L’autre vecteur d’énergie est celui qui est porté par le sportif ou la sportive, et son engagement dont nous venons de parler.
A un moment donné, ces deux vecteurs se rencontrent et créent une dynamique propre. Dans cette rencontre, l’enjeu majeur est un enjeu de leadership. Il est de déterminer l’endroit où on va aller ensemble, et l’énergie qu’on met pour y aller. Quand l’accompagnement est un outil, le moteur et son carburant sont le rêve, la volonté, et pour nous la politique de l’État.
D’abord il y a le rêve initial et c’est fondamental. J’ai l’impression qu’on ne devient pas entrepreneur par défaut. Il faut d’ailleurs se garder de faire cela par défaut, et dans le sport comme dans l’entrepreneuriat ça peut venir vite. Pour moi le sport de haut niveau et l’entrepreneuriat sont très proches. Ils reposent sur la poursuite d’un rêve, sa construction, l’engagement personnel, le fait de ne pas tricher, et d’être lucide. Là où je vois un écart c’est sur ce sujet de lucidité.
Chez les sportifs très tôt, tu apprends à gagner mais tu apprends aussi à perdre, et tu sais bien que ce n’est pas parce-que tu as perdu que ça s’arrête. Donc tu continues à t’entrainer, à apprendre, à observer, à te réajuster. Un sportif qui perd régulièrement se rend compte que son idée n’est pas la bonne. Il va changer ses manières de faire, s’appuyer sur l’expérience de son ou ses entraîneurs y compris en en changeant, regarder comment l’autre gagne. Il s’appuiera sur deux approches possibles :
- l’œil de maquignon de l’entraineur : on observe, on réajuste, on tâtonne, et on arrive à un optimum
- la science : on capte des données, on les met en équation, et on détermine des trajectoires.
Nous avons beaucoup intégré la science dans l’entrainement des sportifs de haut niveau. Il est très intéressant de constater que : que ce soit avec l’empirisme de l’entraîneur ou avec la rationalité du scientifique, on arrive peu ou prou à un moment donné au même endroit.
Je vois chez beaucoup d’entrepreneurs une frousse bleue de perdre. Ils s’accrochent alors à leur idée même quand elle s’avère vaine.
L’entrepreneur se convainc parfois du bien-fondé de son idée au risque de faire capoter tout ce qu’il a mis en place. Il n’arrive pas à la réinvestir dans la manière de faire les choses. C’est extrêmement dommage. On voit des gens qui dépensent une énergie folle et qui se plantent et disparaissent. Ils persistent sur des idées de technicien alors qu’il n’y a pas de marché. Il y a eu aussi cette période finalement assez néfaste où l’argent ne coûtait rien, et où les entreprises se développaient à force de levées de fonds sans autre modèle économique. Des sommes colossales ont été injectées et perdues sans accompagner cet enjeu majeur de lucidité de l’entrepreneur et de son environnement.
C’est dans le rapport au réel que cela se joue. Le problème de l’entrepreneur est qu’il navigue dans un monde qui a parfois un certain écart avec le réel. La financiarisation du monde met le réel à distance. C’est déstabilisant. Ils ne voient qu’une toute petite partie de vérité, qui est tellement circonscrite qu’elle n’a plus grand chose à voir avec le réel.
La réalité est complexe à appréhender. Le vivant nous ramène au réel. Le sportif ne peut pas tenir le vivant éloigné de lui.
C’est parce que le sportif est vivant qu’il peut performer.
Notre monde tient le vivant de plus en plus éloigné de lui, et on ne va pas se raconter d’histoires, la prise de conscience de cet écart se fait souvent par une claque dans la gueule. Les chimères ne servent à rien quand le monde se rappelle à nous. On commence enfin à en prendre conscience au niveau global : les canicules, la montée des eaux, l’approvisionnement en eau potable, la toxicité de l’air... Tout cela nous rappelle à la réalité de ce qu’est la vie, et aux engagements que nous devons prendre maintenant pour la préserver.
L’important c’est d’aimer et d’être aimé. Il est difficile d’être aimé si on n’aime pas, et c’est justement l’expression du vivant et ce qui nous ramène à la réalité.
J’aime les gens avec qui je travaille. Certains se moquent même de mon côté « bon samaritain ». Mais je suis convaincu qu’aimer y compris les moins aimables est la clé pour vivre en harmonie, singulièrement, dans le monde du travail. Là encore, il faut parfois une dose d’engagement importante mais je crois que dans une équipe lorsque chacun considère l’autre comme le plus important, le succès, au-delà de la simple réussite, devient alors possible.
Propos recueillis par Thérèse Lemarchand