Jean-Philippe Uzan est directeur de recherche au CNRS, physicien théoricien à l’Institut d’Astrophysique de Paris, spécialiste de la gravitation. Ses collaborations avec le monde de l’art sont extrêmement nombreuses, il explore la porosité entre sciences et arts avec divers artistes.
Il est également membre du Conseil Scientifique Mainpaces : le Conseil Scientifique apporte ses connaissances scientifiques pour consolider la réponse de Mainpaces aux enjeux auxquels nos clients sont confrontés. Il veille à la pertinence, à la qualité, et à la cohérence de notre méthodologie, au respect de l'éthique et de la déontologie.
Dans cette interview Jean-Philippe Uzan nous parle de sa soif de connaissances et de sa découverte de la science : " Il m’est devenu clair que la science permettait de comprendre l’univers mais aussi de nous offrir un regard extérieur sur nous qui vivons sur cette planète. ". "Je suis arrivé à la conclusion que la connaissance était une valeur sur laquelle on devait se reposer collectivement. Je connais pour la valeur de connaître, pour le plaisir de connaître."
Jean-Philippe Uzan questionne également son rapport au temps, et nous parle d'écologie : " L'humanité est une espèce fabuleuse, capable d’avoir réussi à comprendre notre effet sur le climat, à faire ce diagnostic et à prédire la catastrophe qui arrive. D’un autre côté elle me désespère, car je me dis qu’en fait nous ne sommes pas capables de changer. "
Il conclue sur sa vision du leadership éclairé : " Je pense qu’une qualité fondamentale est de se rendre compte qu’on est avant tout une équipe, au sens très large, pas parce que nous travaillons ensemble mais parce que nous nous attaquons aux mêmes problèmes. Il n’y a aucune gloire à être un leader. À la fin, c'est l’équipe qui gagne, c’est la connaissance. "
Interview réalisée le 22/01/2024 par Thérèse Lemarchand, CEO Mainpaces
C’est un mélange de hasards, de rencontres et de questions personnelles. Très tôt au cours de mes études, j’ai compris que j'avais besoin de liberté dans ma façon de travailler et dans mon activité professionnelle. J’ai également découvert que j’aimais apprendre, que c’était une source de bonheur, et qu’au-delà de la science pour elle-même j’avais une attirance pour des questions fondamentales et la connaissance en général.
Cela a formé un espace dans lequel la démarche scientifique, ce que la science nous dit du monde mais aussi les questions de nature métaphysique, qui m’intéressaient, se sont superposés. J’ai découvert que l’astrophysique était un chemin que je pouvais emprunter pour comprendre qui nous sommes, nous les humains, sur cette planète - qui est une question qui m’a toujours fasciné.
Tout cela me semble aujourd’hui évident mais j’avoue que n’ai pas suivi de plans. Il y a eu des rencontres, avec certains professeurs, quand j’étais en DEA en particulier, qui m’ont orienté vers cette direction. Mais en y repensant, j’aurais pu en effet m’orienter vers une autre discipline scientifique. Je n’étais pas un amateur d’astronomie quand j’étais jeune, je n’avais jamais regardé dans un télescope quand j’étais enfant. J’ai plus grandi dans les livres avec une certaine frustration car à l’époque il y avait peu, voire pas, de livres et d’émissions de vulgarisation, pas d’internet… mais j’ai eu la chance d’aller souvent au Palais de la Découverte et de comprendre que j’aimais comprendre, que je devais comprendre.
J’ai un côté contemplatif, un lien à la nature très fort. J’ai toujours eu besoin de passer du temps à regarder le ciel, les arbres, les forêts, à ramasser des cailloux et des coquillages, à me perdre dans des rêveries. J’ai besoin de passer du temps à regarder ces détails du monde dans lequel on vit. Cela m’apaise et me rend heureux et curieux. J’ai été nourri par la science mais aussi par toutes mes lectures, les mythologies, la littérature et la fiction et des textes inspirants comme ceux de Carl Sagan.
À un moment j’ai pu faire le lien entre les deux. Il m’est devenu clair que la science permettait de comprendre l’univers, et aussi de nous offrir un regard extérieur sur nous qui vivons sur cette planète. Pour reprendre les mots de l’astronome Maria Mitchell :
Les questions les plus simples et les plus primordiales, comme « Sommes-nous seuls dans l’univers ? », « Est-ce que les étoiles ont toujours été là et seront toujours là ? » pouvaient être adressées par la science et changer notre façon d’être au monde. La cosmologie se trouvait à la croisée de la science, de la philosophie, du rêve, des mythes et de l’art. C’était le bon endroit où essayer de vivre.
Je ne me suis jamais posé la question de l’application. Je pense que, en soi, la connaissance est une des plus grandes richesses que l’humanité possède. La connaissance est la seule ressource qui se démultiplie quand on la partage. Quand je vais enseigner, si je dois mettre ma connaissance à la portée de ceux qui m’écoutent, je dois nécessairement faire un travail qui va augmenter ma connaissance car je vais réfléchir à la manière dont je peux la transmettre. En préparant un cours, on ne peut pas faire semblant d’avoir compris, il faut aller au fond et imaginer toutes les questions embarrassantes, que l’on a pu éviter quand on était étudiant car cela n’empêchait nullement de réussir ses examens.
Je suis arrivé à la conclusion que la connaissance était une valeur sur laquelle on devait se reposer collectivement. Je connais pour la valeur de connaître, pour le plaisir de connaître.
L’étude donne du plaisir, pas toujours, mais il y a des moments si fabuleux quand on se voit comprendre. Cela demande aussi de l’effort. Comme pour un sportif, il y a une forme d'entraînement. Tu fais des exercices, tu fais des erreurs, et tu recommences, encore et encore, parce que c’est le seul moyen et que la connaissance que tu vas acquérir dans ce chemin ne peut pas s’acheter, d’aucune façon. Dans cette démarche, tu t’inscris dans une communauté, dans une histoire. Tu te retrouves à te poser des questions que d’autres se sont posées avant toi. En reproduisant leurs travaux, tu discutes avec les fantômes de géants qui te glissent des clins d’œil dans notes de bas de pages. C’est assez jouissif ! Quand tu arrives à maturité, tu accompagnes des étudiants, et tu peux redonner comme tu as reçu. J’ai eu la chance d’avoir quelques étudiants brillants, aujourd’hui devenus des chercheurs de premier plan. Et c’est une satisfaction qui dépasse tous les honneurs.
Il y a une dynamique collective très forte, et particulièrement importante aujourd’hui où le monde se recroqueville. J’ai des étudiants qui ont 25 ans et des collègues qui en ont 90, des hommes et des femmes, j’ai des collègues en Afrique, en Europe, au Japon, aux États-Unis…. Il n’y a pas de barrières, c’est une communauté qui se retrouve autour des questions qu’ils se posent. Il n’y a pas de critères à satisfaire pour pouvoir faire partie de l’aventure. C'est extrêmement international, et cela dépasse tous les clivages.
La recherche fondamentale est quelque chose qui accompagne une des aspirations de l’humanité dans son ensemble, connaitre, comprendre le monde dans lequel nous vivons, transmettre et changer notre regard sur le monde. C’est pour cela qu’on ne peut pas tout juger à l’aune de l’utilité ou de la rentabilité.
Même si les retours sur le monde économique ne sont pas le but de notre activité, elle crée néanmoins beaucoup de richesse de façon indirecte. Nos recherches théoriques stimulent des développements technologiques pour les pousser à des limites que l’on n’aurait pas pensé atteindre. D’un point de vue technologique, cela peut être en optique, en électronique, en traitement du signal... La mise en place de très grands satellites tire tout un ensemble d’activités de recherche appliquée. Pour le satellite Planck, je crois que ce sont en France 300 PME dans tout le secteur du Sud-Ouest qui ont été mobilisées pour développer l'électronique, les miroirs, la cryogénie, … Mais au-delà, la recherche fondamentale a transformé le monde de façon radicale : comprendre la stabilité de la matière nous a mené à la mécanique quantique sans laquelle aucune des technologies de l’information que nous utilisons aujourd’hui ne pourrait être pensée. L’invention du mètre et su système métrique qui a été engendrée par la Révolution française est considérée par certains historiens de l’économie comme l’invention ayant créé le plus de richesse en permettant la mondialisation des échanges.
La recherche fondamentale peut sembler ne pas être utile à court terme mais elle est essentielle, au même titre que l’art n’est pas utile mais essentiel. Je suis persuadé qu’une société qui ne crée pas de nouvelles idées, de nouveaux langages n’est pas vivante. Elle se fossilise dans son confort et ses peurs. C’est pour cela que nous devons investir massivement dans l’art, la recherche et l’enseignement, sous toutes leurs formes. Sans cela, elle ne se nourrit plus de rêves et de nouveaux horizons.
Je ne le vois pas comme ça. C’est une recherche du meilleur discours que la science puisse donner sur le monde dans lequel nous vivons. Les théories scientifiques sont mortelles, elles changent, et nous devons évoluer avec. J’aime cette idée qu’il n’y a pas de vérité. On construit des représentations, des modèles, qui sont très bons pour comprendre et faire des diagnostics sur notre monde. Ils nous permettent de prédire son évolution, comme de façon magistrale dans le cas du réchauffement climatique, et d’étudier nos façons d’agir. Ils vont durer pour certains des décennies voire des siècles, mais on n’est jamais dans la certitude d’avoir raison. A chaque moment on peut être surpris par une observation, par une découverte, qui remet en cause ce que l’on a construit. En tant que scientifiques, nous ne sommes que des bricoleurs de théories.
La recherche est une entreprise qui est extrêmement humaine. À chaque moment nous faisons du mieux que nous pouvons avec les outils à notre disposition. On avance, c’est une chaîne, un relai. Et parfois on recule, car on fait des découvertes qui nous montrent qu’on n’était pas sur le bon chemin. Éventuellement il y aura certaines affirmations qui seront à reprendre, on peut imaginer que notre avis change. Par exemple, depuis un demi-siècle, on est quasiment convaincu qu’il y existe de la matière noire, on ne sait pas ce que c’est, on cherche. Je suis persuadé que le jour où on aura compris, quelque chose de fondamental sortira.
On questionne les limites de nos modèles sans cesse. Nous questionnons la Nature et elle répond comme un génie. Elle a le dernier mot. Tant qu’elle valide nos hypothèses, les théories en donnent une bonne description. Le jour où elle répond non, nous devons en prendre acte. Il n’y a jamais de confort !
Cette activité qui se passe vraiment dans le temps long me correspond parfaitement. Je suis très contemplatif, j’ai besoin de prendre du temps pour regarder les petits choses, les détails et voir les concepts mathématiques se matérialiser en moi. Quand je travaille, je ne me mets jamais des contraintes de delivery. C’est le travail qui dicte sa propre échelle de temps. Le travail se fait à son propre rythme. À un moment on sait qu’il est mûr et terminé. On ne peut pas forcer la compréhension.
En tant que chercheur, tu es une sorte de catalyseur, comme si ton cerveau distillait des idées, des calculs, parfois de façon inconsciente. J’ai toujours plusieurs projets en cours et, avec l’expérience, je sais quand je dois laisser une idée avancer ou pas, et récolter ce qui en sort. Cela ne peut pas se faire dans l’urgence, ça nécessite beaucoup de temps, parce que tu dois lire, te tromper, recommencer.
À un moment un déclic se produit. Je ne sais pas pourquoi, je comprends, et c’est rarement quand je suis dans mon bureau devant une feuille blanche. Pour moi, cela remet en cause beaucoup de choses sur l’image de ce qu’on appelle travailler tel que je l’ai appris à l’école (une posture, assis, au bureau avec des horaires etc.)
Pour faire de la recherche, il faut aussi beaucoup d’humilité, il faut du temps, il faut être lucide, ce sont parfois des petits hasards qui te mettent sur la route, c’est un truc de tous les instants. Tu es dedans. Tu apprends à gérer les moments où ça ne marche pas, où il y a des trous qui parfois peuvent durer des mois. Dans ces moments-là, il faut faire quelque chose de concret, des cours, des conférences, … L’activité de recherche elle-même demande beaucoup de souplesse et de confiance. Tu ne sais pas si tu vas y arriver, mais tu as toujours cette foi d’y arriver. Je crois que l’on ne peut apprendre la recherche qu’en essayant d’en faire, comme quand on apprend à faire du vélo. C’est la première chose que les étudiants découvrent quand ils font une thèse car cela n’a rien à voir avec les examens et les concours que l’on a pu passer pendant sa scolarité ; le sujet n’est pas écrit et on ne sait pas s’il y a une réponse ; le temps n’est pas limité et il n’y a pas un programme de savoirs à avoir étudiés. Tout est ouvert, tout est libre. C’est l’aventure ! Malheureusement, l’évolution des modes de financement des thèses va complètement à l’encontre d’une telle formation.
En astronomie on observe l’univers qui est autour de nous, et on a compris ce qui fait la particularité de notre planète. On ne connaît toujours pas d’autre planète comme celle-ci malgré les milliers d’exoplanètes découvertes depuis 1995. On a aussi révélé notre lien à l’univers, l’héritage que nous devons aux étoiles comme la matière qui nous constitue, comme le carbone, l’azote et l’oxygène, et qui a été synthétisée dans leurs cœurs. Cela change qui nous sommes, et aussi notre responsabilité.
Pendant cette période particulière des années 70, la conquête spatiale a fourni les premières photos de la Terre vue de l’espace, de la Terre vue de la Lune. On savait que la Terre était ronde et finie, depuis Pythagore et Eratosthène, mais on ne l’avait pas vue de l’extérieur.
Ces photos ont changé notre relation à la planète. On a vu la Terre, on a vu sa beauté extrême, on a vu la vie sur cette planète, on a vu la fine couche atmosphérique, fragile, qui rendait notre vie possible à sa surface. On a appris sur la particularité de notre habitat, et sa fragilité. On a surtout eu la démonstration la plus évidente de sa finitude, de la finitude de ses ressources, et donc l’argument le plus fort contre toute idéologie de croissance éternelle.
La Terre est le seul endroit qui héberge la vie dans cet océan cosmique. On sait que même si on relance actuellement des programmes spatiaux, avec des efforts de technologie démesurés, on ira peut-être sur Mars, mais on n’ira pas au-delà des limites du Système solaire. Si on regarde les étoiles, elles sont inaccessibles à l’échelle des temps humains. Donc, nous vivons là. Nous n’avons que ce petit point bleu pâle, ce « Pale Blue Dot », comme l’appelle Sagan. Notre vie repose sur le fait que ce petit point-là arrive à abriter la vie. Il faut absolument le préserver. Il n’y a pas de planète B.
L’astrophysique permet aussi de comparer la Terre aux autres planètes afin de mieux comprendre comment les climats ont évolué. Si on considère la planète Mars, qui est plus petite que la Terre, elle s’est refroidie plus vite que la Terre, son champ magnétique s’est donc éteint alors que le nôtre nous protège encore. Mars est devenue une planète aride parce qu'elle a perdu son champ magnétique et que le vent solaire a détruit son atmosphère. On peut imaginer que d’une certaine façon Mars est le futur de la Terre, dans quelques milliards d’années.
Quand on regarde le monde avec les lunettes des temps astrophysiques extrêmement longs, les hasards qui ont mené au fait qu’un tel système planétaire existe, que la vie apparaisse - et on ne sait pas pourquoi - on réalise qu’il y a une sorte de miracle, c’est le fait que nous soyons là sur ce petit point à regarder et étudier l’univers, et à pouvoir le comprendre.
Je crois que nous sommes à un moment historique de l’histoire de l’humanité. Nous avons collectivement pu développer tous les outils pour faire le diagnostic de l’impact de nos comportements sur l’évolution du climat de notre planète. Les modèles théoriques et les données nous permettent de dire comment va se développer, ou malheureusement se détériorer, l’habitabilité de notre planète. Les conclusions se vérifient aujourd’hui et s’affinent pour rendre le constat de plus en plus dramatique. C’est une victoire de la pensée scientifique. On n’est jamais arrivé dans l’histoire de l’humanité à dire comme aujourd’hui
“ regardez, il y a une catastrophe qui se présage, à l’échelle de temps d’une cinquantaine d’années ou un siècle ”.
C’est là que tout bascule.
Le GIEC a affiné ses conclusions et leur niveau de crédibilité de rapport en rapport. On a cinquante ans de recul, on voit qu’on est sur la trajectoire prédite, que le climat évolue comme il a été prédit, que les humains sont la cause de ce bouleversement climatique. La question qui se pose alors est « Comment fait-on pour convaincre et agir ? En a-t-on le temps et les moyens ? Peut-on continuer à vivre comme avant de savoir cela ? ».
On a fait peu, mais on a fait beaucoup aussi, c’est ça qui est paradoxal. Aujourd’hui, plus en plus de gens ont entendu parler du réchauffement climatique. De plus en plus de gens sont convaincus. De plus en plus de gens font attention à leur bilan carbone, modifiant leurs comportements individuels. La plupart des partis politiques ont des volets écologiques dans leurs programmes. On a mis en place les instances internationales comme les COPs et le GIEC.
Et pourtant ce n’est pas suffisant. Cela ne fonctionne pas.
Cela dépasse la science. On sait tout ce qu’on doit savoir aujourd'hui, la pédagogie a été mise en œuvre, et on voit avec les canicules et les inondations le réchauffement climatique dans notre quotidien, on voit la biodiversité s’éteindre.
Le blocage se trouve ailleurs, dans la structure même du monde dans lequel nous vivons. Le modèle capitaliste a touché ses limites, ce que nous savons depuis longtemps. De nombreux freins s’opposent à tout changement. Nous sommes incapables de penser la sortie de la logique extractiviste et productiviste. En particulier, il est aujourd’hui précisément documenté que le lobby pétrolier a une puissance planétaire qui est en dehors de tout ce que la démocratie mondiale devrait accepter. Un énorme travail de documentation a été réalisé sur le sujet, et a montré comment se sont développées depuis les années 70 les entreprises de désinformation, d’influence des décisions internationales, des politiques des pays, de culpabilisation des individus, pour influer sur les politiques à mener et détourner notre attention. Nous avons aujourd’hui que le réchauffement climatique et l’organisation de l’inaction sont des conséquences du capitalisme, ce qui n’est pas une position idéologique mais un constat empirique. Tout cela dépasse la science, mais me désespère.
Toutes les infrastructures des pays sont touchées. On n’a pas voulu investir pour faire la transition écologique nécessaire. C’est extrêmement triste. Chaque année qui est perdue est perdue et nous met collectivement plus en danger. On sait que l’on passe des seuils avec des conséquences dramatiques en termes de biodiversité, de climat,… et qu’il ne sera pas possible de revenir en arrière. J’ai beaucoup de collègues scientifiques autour de moi qui sont désespérés. Ils se disent qu’on n’y arrivera pas. Il y a tellement de désinformations et de forces contraires. La prise de conscience s’accompagne du sentiment que nous sommes collectivement incapables d’agir à la hauteur de l’enjeu malgré un diagnostic scientifique indiscutable depuis plusieurs décennies, que les sphères politiques et économiques ne prennent pas la véritable dimension du problème. Leur inaction documentée [2] tente d’être dissimulée en culpabilisant des citoyens à qui on demande des efforts individuels là où l’action se doit surtout d’être collective et structurelle.
L'humanité est une espèce fabuleuse, capable d’avoir réussi à comprendre notre effet sur le climat, à faire ce diagnostic et à prédire la catastrophe qui arrive. D’un autre côté elle me désespère, car je me dis qu’en fait nous ne sommes pas capables de changer. Nous ne croyons pas assez à la parole de la science, nous sommes prisonniers du fantasme des grosses fortunes de la planète. Nous n’avons pas assez peur. La science nous enseigne que de la particule à l’écosystème, un système ne peut être stable que s’il y a de la dissipation ou de la modération. Pendant des siècles, la modération est venue de notre environnement, et nous nous en sommes affranchis, en partie par la science et la technique. Il nous faut alors trouver cette modération en nous, rapidement, sinon c’est l’instabilité de notre monde qui limitera nos rêves, et fort probablement de façon violente. J’espère que nous en serons capables et en même temps, j’en doute fortement.
On ne peut s’en sortir que collectivement, et on est dans une période où l’on détruit les communs. Je cite dans cette préface le merveilleux poème de John Donne Aucun homme n’est une île. Tu ne peux pas imaginer survivre si le reste de l’humanité ne survit pas. Tu ne peux pas croire que toi, même si tu es riche, que tu vis dans un pays développé, tu seras épargné. Nous dépendons les uns des autres, toute l’humanité dépend les uns des autres. Aujourd'hui on érige des barrières et des murs, qui séparent les gens suivant leurs religions, leurs pensées politiques, on divise pour mieux régner, on détruit ce qui permet de vivre en commun et tous les acquis qui fondaient la solidarité. La situation nous demande de repenser la démocratie, et souligne l’importance de la pensée rationnelle et scientifique pour fonder toute politique.
Le collectif est une valeur essentielle. On a réussi à faire ces diagnostics parce qu’on a collectivement décidé d’investir dans la recherche. Collectivement, en tant que société, une partie de la richesse que l’on crée est investie dans une recherche qui n’a pas de valeur économique mais qui consiste à nous préparer et à comprendre. C’est le signe d’une grande société. On ne sait pas s'il y aura nécessité un jour de tels ou tels savoirs, mais c’est le potentiel que l’on a de pouvoir réagir. C’est une force. Il ne faut jamais se dire que cet argent investi est perdu. Si la catastrophe avait lieu, on n'aurait pas le temps de réagir sans ces cordes à notre arc. Tout cela nous permet collectivement de survivre sur cette planète plus longtemps, et de l'habiter de façon plus humaine, plus harmonieuse.
Je pense qu’une qualité fondamentale est de se rendre compte qu’on est avant tout une équipe, au sens très large, pas parce que nous travaillons ensemble mais parce que nous nous attaquons aux mêmes problèmes. Il n’y a aucune gloire à être un leader. À la fin, c'est l’équipe qui gagne, c’est la connaissance. Je trouve que l’idée de prix scientifique, de reconnaissance, du mythe du génie qui révolutionne un domaine, alors que l’on oublie la masse des chercheurs sans qui cela n’aurait pas été possible, tout cela nous éloigne du but.
La première satisfaction que l’on a est de savoir que l’on a contribué, au fait que collectivement on sait plus, on avance plus, on est plus prêts. Je pense que les meilleurs leaders sont ceux qui sont capables de jouer pour le collectif et d’inspirer leur entourage. Sinon ils roulent pour eux. Si tu te mets toujours au centre, à un moment tu n'entraînes pas.
C’est quelque chose que je trouve assez beau en recherche, ce côté très communautaire. Quand tu as compris un sujet, tu le publies, et tout le monde peut le reprendre. Parfois j’ai publié et je n’ai pas eu les financements pour pouvoir pousser plus loin. D’autres les ont reprises, et ça m’a échappé. Sur le coup c’est frustrant, mais tu te rends compte avec le temps que c’est ce qui fait la valeur du système. C’est un système ouvert. Rien de ce que j’ai pu comprendre ne m’appartient, je l’ai fait, mais cela ne me donne aucun pouvoir de continuer pendant 15 ans, 20 ans avec une sorte de propriété. On peut juste attendre que notre contribution soit reconnue !
C’est ce que j’attends des leaders politiques en particulier, de montrer qu’ils se donnent à la communauté, qu’ils soient capables d’inspirer, et de croire dans la génération qui les suit et qui continuera.
On doit également créer les conditions pour que tout le monde s’exprime et que chacun puisse avoir sa place, alors qu’on nous a inculqué de façon inconsciente qui a la prise de parole facile. Des hommes, des blancs, … Ce sont des biais. Il y a beaucoup de gens qui ne se sentent pas légitimes à parler. C’est culturel, ça se travaille dès l’école.
Enfin, il n’y a pas d’évolution continue. Dans un collectif tu peux être le leader, et dans six mois être un coéquipier. Ce qui est important dans un collectif est que chacun mette sur la table ses compétences : « voilà ce que je sais faire, comment je vois le problème, ce que je peux faire, le temps que je peux y mettre. »
Le lead sur un travail tourne, et des structures émergent. Temporairement il y a un chef d’orchestre, mais il n’y a pas de chef absolu. Dans ce type d’organisation, l’information circule, elle remonte, elle redescend, et tout se négocie jusqu’à ce que chacun soit convaincu du résultat et satisfait du niveau de preuve apporté. Ce n’est pas plus difficile, cela prend juste plus de temps, mais la décision sera plus riche, les idées auront mûri, et tout le monde se reconnaîtra dans la décision ou dans le résultat. Favoriser la mise en place d'une auto-organisation et de décisions partagées est quelque chose qu’on doit réapprendre.
Ce qui nous sauve à la fin, c'est la joie et le bonheur. Si tous les gens qui sont dans cet entourage et qui collaborent ont de la joie et du plaisir, on sait qu’on avance comme il faut. Recréer la façon d’être joyeux et d’être heureux et une façon de s’opposer à ce monde qui se rétrécit. C’est finalement la plus grande chance que j’ai eue dans ma vie, pouvoir ressentir ce plaisir de me lancer dans des recherches, de ressentir cette excitation fabuleuse au moment tu réalises que tu as compris, de vivre ce moment où tu sais que peut-être personne n’a encore réalisé qu’il y avait telle solution ou telle possibilité, avant de la rendre publique.
Je n’ai pas vraiment de maxime, mais en y réfléchissant je crois que mon fil directeur serait d’être le plus libre possible. Pour moi, l'art et la science sont très proches, dans le sens où on ne m’interdit rien. Si j’ai une idée, je la mets en œuvre, et je n’ai pas à demander l’autorisation. Je vais devoir convaincre les collègues et les inspirer pour qu’ils me suivent. Mais je n’ai pas besoin de demander l’autorisation, si ça me fait plaisir, je le fais. Je peux me tromper, bien sûr, mais en quoi un avis supérieur serait plus éclairé ? Prendre la liberté d’explorer ce qui fait sens, au risque de me tromper et assumer ce choix.
Je veux aussi échapper à toutes formes de catégorisations. Je refuse qu’on réduise l’être humain à sa fonction. Je fais de la physique, je fais aussi de l’art, je m’empare de missions sociales, je suis père etc... On est tous plein d’autres choses en même temps, et il se trouve que certaines de ces activités deviennent professionnelles. Mais personne n’est réductible à une seule de ses fonctions.
J’aimerais qu’ils se mettent en danger en explorant des visions du monde qui ne sont pas celles qu’ils croient avoir. Il ne faut pas se laisser enfermer dans un seul univers, se laisser réduire à une fonction.
En prenant le point de vue de l’autre, on peut mieux comprendre ce que l’on fait, on peut explorer d’autres visions, parler et échanger, se rendre compte que l’on peut faire différemment. C’est tellement plus riche ! Même si tu es dans une activité qui est extrêmement efficace, que ça produit, et que tu as l’impression que tout roule, il faut savoir qu’elle va s’arrêter à un moment ou un autre si tu n’es pas tout le temps en train de te questionner sur toi-même, et que tu n’es pas ouvert à d’autres visions.
L’art est un atout. Il incite à faire un pas de côté pour regarder le monde d'une manière un peu différente. Il faut le faire dans notre vie de tous les jours. Sois fluide, change de lumière, de position, ne t’enkyste pas, et fais-le avec cœur, en prenant des risques et avec générosité. Ce ne sera jamais du temps ou de l’énergie perdus, on te le rendra de façon folle.
Il vaut mieux inspirer que commander. Que les collègues et les étudiants soient convaincus de l’importance du sujet et qu’ils s’en emparent. On a besoin d’inspirateurs et d’inspiratrices, pas de chefs ! On a besoin de curiosité et pas de pouvoir !
Propos recueillis par Thérèse Lemarchand
Jean-Philippe Uzan est directeur de recherche au CNRS, physicien théoricien à l’Institut d’Astrophysique de Paris, spécialiste de la gravitation, en particulier la théorie de la relativité́ générale et de la cosmologie. Il a enseigné dans différents cadres et en particulier en Afrique au sein de AIMS (African Institute in Mathématical Sciences) dont il fait partie de l’advisory board. En marge de sa recherche, il s’investit dans la vulgarisation et la médiation scientifique sous différentes formes.
Jean-Philippe Uzan a publié de nombreux ouvrages, comme L’harmonie secrète de l’univers (2017) ou Big-bang (2018), Plus tard il sera trop tard – introduction au discours de Carl Sagan du 10 décembre 1985 (2023) et deux livres pour le jeune public, La gravitation ou pourquoi tout tombe (2005), Ici, l’univers (2017). En 2024, il publiera « L’appel de l’univers – l’aventure cosmique de Hor et Nours » Il s’implique dans l’association « Les P’tits cueilleurs d’étoiles » pour les enfants hospitalisés et l’aide à l’insertion des jeunes migrants et réfugiés par l’astronomie dans le cadre de la Société astronomique de France.
Ses collaborations avec le monde de l’art sont extrêmement nombreuses.
Jean-Philippe Uzan explore la porosité entre sciences et arts avec divers artistes dont le compositeur Fabien Waksman et le metteur en scène Etienne Pommeret. Il a réalisé une résidence d’artiste en 2022 à la Villa Albertine à Marfa, Texas, US. En 2024, il jouera dans la pièce de Marcus Lindeen et Mariane Ségol, « The memory of mankind ».
[1] Plus tard il sera trop tard – préface au discours de Carl Sagan devant le Congrès des Étas-Unis du 10 décembre 1985 (2023) - Qui Mal Y Pense éditions
[2] A titre d’exemple, la convention citoyenne pour le climat (2019-2020) a démontré la force de l’intelligence collective. Des citoyens tirés au sort et analysant les expertises scientifiques ont fait 149 propositions politiques fortes. Seules 10% d’entre elles ont été reprises par le gouvernement. Le 1er juillet 2021, le Conseil d’État condamne l’État français pour inaction climatique. L’État n’a pas pris les mesures permettant d’atteindre la réduction prévue des émissions de gaz à effet de serre et discrédite, voir criminalise, les collectifs citoyens qui tentent à défendre le vivant et notre planète contre les intérêts privés.