Philippe Hayat : persévérer dans son être

Philippe Hayat est entrepreneur, auteur, citoyen engagé dans l'enseignement et l'associatif, et également père. " J’ai eu envie d’additionner des vies qui auraient pu se suffire à elles-mêmes. Les mener ensemble de la façon la plus professionnelle qui soit m’a amené à développer un entraînement de sportif. "

Trois moteurs profonds l'ont guidé dans ces aventures, l'entrepreneuriat "quand on entreprend, on persévère dans son être, tout part d’une envie profonde, d’un talent, d’une passion, tout part de soi", l'écriture "une sensibilité que j’ai besoin d’exprimer", et la transmission, nourris d'un instinct de liberté très fort.

Comment Philippe Hayat orchestre-t-il toutes ces activités ? Dans cette interview, Philippe Hayat partage sa gestion du temps. "Conjuguer plusieurs vies m'oblige à avoir la latitude d’organiser moi-même mon emploi du temps, dans une gestion à la fois très agile et extrêmement précise. [...] Et comme des sujets prioritaires peuvent être aussi très urgents et apparaître du jour au lendemain, je ne fais jamais un emploi du temps où j’enchaine sans plage de respiration."

Puissance de l'intention, qualités et enjeux des entrepreneurs aujourd'hui, importance de l'éducation, dans ce monde qui change et devient extrêmement complexe, Philippe Hayat nous invite à "croire en sa chance" et "trouver une voie d'expression qui correspond à son être intime, et qui fait qu'on y réussit".

Interview réalisée le 13/09/2023 par Thérèse Lemarchand, CEO Mainpaces

Phillipe Hayat, père, entrepreneur, auteur, et citoyen engagé

Bonjour Philippe, vous êtes entrepreneur, auteur, et citoyen engagé en faveur du développement de l’entrepreneuriat, à travers votre fonds d’investissement Serena Capital, et également à travers 100.000 entrepreneurs et les filières entrepreneuriat que vous avez lancé à l’ESSEC et à Science Po.

Qu’est-ce qui vous a permis de le faire, et qu’est ce que vous avez eu de plus dur à dépasser au cours de cette carrière ? 

Le plus difficile a été d’ouvrir plusieurs portes, et d’être professionnel dans chacune de ces voies. 

J’ai voulu être un père très présent, être là le mercredi, ne pas rentrer tard le soir, être présent pendant les vacances scolaires.

J’ai été entrepreneur à la découverte de secteurs qui m‘intéressaient. Je souhaitais réinventer la technicité de ces secteurs, agir dans les phases de structuration - développement, et une fois sur les rails, découvrir de nouveaux secteurs d’activité. J’ai fait cela en séquentiel dans 5 entreprises, sur des cycles de 5 - 6 ans. 

Ma dernière aventure entrepreneuriale est le fonds d’investissement Serena. Nous sommes maintenant une équipe de 30 personnes, et nous continuons à ajouter des verticales d'investissement de plus en plus à impact. Nous essayons de transformer ce métier de façon à ce que les résultats financiers ne soient pas les seuls critères d'investissement. Je suis également associé d’Arlettie, leader européen de la vente privée dans le monde du luxe en très forte croissance.

J’ai souhaité transmettre. Je suis enseignant à l'ESSEC et Science Po - salarié de ces écoles, et j’y ai développé depuis les années 90 la filière entrepreneuriat - en parallèle de tout le reste, avec une volonté de changer la donne. J’ai créé une filière, avec l’implication d’un professeur permanent. 

Chemin faisant je me suis posé la question de pourquoi encourager les Bacs + 5 à entreprendre, alors qu’ils sont déjà bien outillés ? J’ai voulu inciter les jeunes dès la 4ème, car c’est le moment où commencent à se poser les questions d'orientation. J’ai créé l’association 100 000 entrepreneurs, pour exprimer par la force du témoignage ce bonheur d’entreprendre. Là encore je me suis dit que je n’allais pas juste faire quelques interventions à droite à gauche. Mon raisonnement a été le suivant : il y a environ 6 millions de jeunes en France, dans des classes de 30. Si on veut les toucher tous, il faut faire 200.000 interventions par an, soit réunir 100.0000 entrepreneurs qui en feront 2 chacun. On a déjà sensibilisé 1 million de jeunes, on est très massifs, on sensibilise 120.000 jeunes par an aujourd’hui. On avance vers le témoignage d’un entrepreneur entendu au moins une fois dans ses études secondaires par chaque jeune en France. 

Ensuite j’ai commencé à écrire des essais pour ces jeunes, car quand on entreprend, on persévère dans son être, tout part d’une envie profonde, d’un talent, d’une passion, tout part de soi. Je crois que ce que ces jeunes reçoivent chaque jour les éloigne trop d’eux même. On leur envoie tellement d’anxiété qu’ils ne croient plus en eux, en l’avenir, en leur pays, en leur liberté, ils perdent de vue leur propre talent. J’ai fait quatre essais sur le fait de se retrouver, de retrouver le bonheur de s’exprimer à partir de ce que l’on est. Et puis j’ai commencé à écrire tous les jours, et à force j’ai eu envie de raconter des histoires. J’ai écrit 3 romans qui ont vécu leur vie, que j’ai édité, fait connaître, qui ont été publiés en poche... Je voulais que mon écriture ait une vraie consistance aussi.

A chaque fois que j’ai ouvert une porte, j’ai voulu le faire avec des critères très professionnels, jamais en amateur. Chaque aventure est une chouette aventure, qui est difficile mais pas plus qu’une autre. On peut passer sa vie à être entrepreneur, à être père au foyer, à écrire des romans, à être un citoyen engagé. J’ai eu envie d’additionner des vies qui auraient pu se suffire à elles-mêmes. Les mener ensemble de la façon la plus professionnelle qui soit m’a amené à développer un entraînement de sportif. Cela m'oblige à plein de choses, sinon j’y laisse ma santé. Je sors sans cesse de ma zone de confort dans le cumul de ces quatre vies.

Quel a été votre moteur pour réaliser tout cela ? J’ai l’impression d’une forme de détermination assez inhabituelle à mener les choses de front, dans la quête d’un accomplissement global sans lequel vous n’auriez pas été satisfait.

Quel était ce moteur intérieur qui vous a poussé à vouloir mener en parallèle ces réalisations ?

Je n’ai voulu renoncer à rien. Mener une vie professionnelle dense au point de ne pas avoir de vie de famille était impensable. Je n’avais pas envie de passer à côté de ça. Ça m’a déjà beaucoup contraint en termes de bande passante pour le reste.

Je me rends compte maintenant que j’ai 3 moteurs qui correspondent profondément à ce que je suis :

  • L’entrepreneuriat : j’adore entrer dans un secteur d’activité, en comprendre les clés, monter un projet, avoir l’excitation du développement, emmener une équipe, et mesurer le travail accompli. C’est mon terrain de jeu, c’est jubilatoire. Je trouve que c’est une merveilleuse façon de rester jeune toute sa vie. Je suis très curieux, j’y exprime ma créativité ;
  • L’écriture : j’ai un univers intime, une sensibilité que j’ai besoin d’exprimer, et je le fais par l’écriture. C’est une façon de voir le monde beaucoup plus intuitive, émotive, et j’ai besoin d’exprimer ça ;

Je pense que l’entrepreneuriat et l’écriture s’enrichissent beaucoup l’un - l’autre. On ne fait pas travailler les mêmes connexions neuronales. Quand ces zones du cerveau travaillent ensemble, chacune muscle l’autre.

  • Enfin il y a cette envie de transmission que j’ai toujours eue, et que j’ai déployé à travers mes cours, les jeunes, mes enfants, mes collaborateurs, les lecteurs…

Je n’ai voulu renoncer à aucun d’eux, à aucun moment je n’ai voulu me dire c’était impossible. Je ne voulais pas me mettre dans une situation de regret.

"J’avais envie de me créer toutes les opportunités d’aller au bout de mes envies intimes."

Philippe Hayat

En amont de tout ça, je crois que j’ai chevillé au corps un instinct de liberté très fort. Je n’ai jamais voulu me laisser enfermer dans une façon de faire qui ne correspondait pas à mes envies propres. J'accepte les règles du jeu du domaine où je suis, d’en prendre plein la tête (de travailler comme un fou pendant mes études, de prendre de mauvaises décisions, d’avoir peu de lecteurs, …), mais je ne supporte pas qu’on me dise ce que j'ai à faire. C’est la raison pour laquelle j’ai fait l’ESSEC après l’X, ce qui ne se faisait pas du tout à l’époque. J’ai adoré Polytechnique, mais je ne me voyais pas emprunter un couloir pour 40 ans dans une des voies de l’époque. J’ai horreur de me laisser enfermer dans quelque chose où une routine pourrait m’empêcher de me réinventer, je ne pouvais pas avoir de patron. 

Philippe Hayat et la gestion du temps

Comment faites-vous pour organiser cela ?

Conjuguer plusieurs vies m'oblige à avoir la latitude d’organiser moi même mon emploi du temps, dans une gestion à la fois très agile et extrêmement précise. Je n’ai pas de secrétaire, personne ne prend de rendez-vous à ma place. Je suis le plus apte à juger qui je vois quand. Chaque jour je visualise le panorama de tous les sujets clés de mes activités. Je ne fais pas une chose sans me demander si c’est un sujet prioritaire.

Cela m’a demandé de trouver les bons associés. Dans chacune des activités que je mène je suis associé avec des gens qui tiennent la boutique au quotidien : un binôme d’associés chez Serena, un binôme d’associés chez Arlettie, une déléguée générale chez 100.000 entrepreneurs. Ce sont des gens exceptionnels, dans les trois cas de très bons entrepreneurs, qui font que je dors sur mes deux oreilles au quotidien. Du coup mon implication est une implication de matière grise. J’ai dû me détacher de l’exécution au quotidien. Aujourd’hui mon apport se situe sur les sujets de prospective, de stratégie, de talents, d’ingénierie financière,... tout ce qui se fait qu’une boite se développe, les sujets de board en quelque sorte. Pendant très longtemps j’ai eu une vie d’entrepreneur, d’enseignant, et de père de famille. Je n’ai pu commencer la vie d’écriture et mon association que lorsque j’ai vendu les entreprises où j’étais opérationnel, pour retrouver du souffle.

D’un point de vue personnel, comment avez-vous développé vos capacités à mener de fronts ces engagements, en termes de charge mentale, de conditionnement, d’équilibre global ?

C'est mon combat de tous les jours, c’est ça qui peut me faire sortir de ma zone de confort. En fait je n’ai jamais de zone de confort, car j’ai toujours un ou deux sujets majeurs dans chaque catégorie. Aujourd’hui j’écris mon 4ème roman, donc j’ai des questions d’auteur qui peuvent me hanter. Je suis en phase de développement de Serena et Arlettie sur des questions stratégiques majeures, de même sur 100.000 entrepreneurs, et j’ai des enjeux importants autour de moi.

Il faut gérer cette charge physique et mentale. Ça passe beaucoup par le physique : je dors 7h à 8h par nuit. Je m’endors très vite, je préserve mon sommeil. Parfois quand je suis vraiment perturbé par un sujet ça m’arrive de me réveiller à 3h du matin et d’y penser de 3h à 4h, mais sinon globalement rien ne m’empêche de dormir.

Je m’oblige à des horaires. C’est globalement 8h - 20h en semaine. Comme j’écris des romans, je m'astreins à écrire tous les jours. Je le fais tous les matins, pendant 2 à 3 heures, de 8h à 10h ou 11h, WE compris sauf le samedi. Je ne fais alors rien d’autre. Je traite les sujets business après le déjeuner. Je suis à ce moment là assez nomade, mon bureau chez moi est ma base, et je vais voir les gens en rendez-vous. Le samedi je ne travaille pas car j’ai besoin d’une journée de respiration, j’éteins tout. 

De 11h à midi j’essaye de sanctuariser quatre fois 1h de sport par semaine. C’est vraiment une contrainte, si je m’écoutais je n’en ferais pas du tout, je le fais uniquement parce que j’en ai pris la décision, et que ça me fait beaucoup de bien. Je fais deux fois du vélo d’appartement, en linéaire et fractionné, 1h de yoga, et 1h de jogging en nature, avec des étirements et de la musculation à chaque fin de séance. Je trouve le plaisir du sport dans le tennis et ski avec mes enfants, mais je n’en n’ai pas souvent l'opportunité.

Une fois par mois, je bloque une plage du mercredi au dimanche sans rendez-vous physique, et je peux partir quelque part 5 jours, où l’envie me vient - pour ne plus être soumis à un timing ultra chronométré. Je le fais sans contrainte, je m’arrête de courir d’un sujet à l’autre.

Je prends 15 jours de vacances à noël, et 1 mois et demi pendant l'été.

Dans tout ce que vous faites, vous mettez une intention très précise.

Oui, exactement. Et comme des sujets prioritaires peuvent être aussi très urgents et apparaître du jour au lendemain, cela m’oblige à garder des emplois du temps avec énormément de plages de respiration. Je ne fais jamais un emploi du temps où j’enchaine sans plage de respiration.

Philippe Hayat, de la gestion du temps à la satisfaction profonde

A quel endroit trouvez-vous votre satisfaction ?

Aujourd’hui c’est dans l’accomplissement que je mesure, donc pour chaque activité :

  • chez Serena ce sont les nouveaux fonds que l’on monte et les retours sur investissement en Euros ou en impact ;
  • chez Arlettie c’est la joie du développement, l’évolution des chiffres et de l’activité ;
  • chez 100.000 entrepreneurs c’est le nombre de jeunes sensibilisés ;
  • dans l’édition, c’est le fait qu’un livre soit lu.

C’est dans ces accomplissements là que je me réalise. Alors vous allez me dire “Et le plaisir dans tout ça ?

" Mon plaisir est total quand je prends le temps de savourer chaque sujet."

Philippe Hayat

Alors je prends beaucoup de plaisir à le traiter. Mon plaisir est réduit à néant si je suis stressé, que je passe d’un sujet à l’autre, que je cours et que tout devient une contrainte. Mon plaisir est directement proportionnel à la sérénité de mon emploi du temps. Quand je cours d’une activité à l’autre, j'arrive en fin de semaine épuisé et je perds le sens de ce que je fais.

Est-ce que le stress vient de votre emploi du temps, ou vient-il de votre état d'être, c’est à dire que votre plaisir serait dans le fait de réussir à rester dans un état de concentration, voire de flow, vs être dans une forme d’agitation ?

C’est ça. Ce qui me rend très malheureux est cette impression de faire quelque chose en n’étant pas là où je devrais être. Par exemple si je sens que je suis dans une période clé d’écriture, et que je tiens le fil de ce que je dois écrire, et que je dois m’interrompre pour aller faire un rendez-vous business, ce moment là me rend très malheureux car je fais tout mal, je suis frustré d’arrêter d’écrire, et pas content d’aller faire un rendez-vous business. Et inversement, si j’ai une urgence dans le business qui me donnerait très envie d’approfondir la chose, et que je me mets à ma table d'écriture parce qu’on est entre 8h et 11h et qu’un livre ça s’écrit tous les jours, alors je n’en n’ai pas envie et j’écris mal. Parfois j’ai l'impression à certains moments de la journée de ne pas être à ma bonne place.

Qu'est-ce qui vous empêche de vous donner cette liberté là, tout en conservant votre rythme, vos engagements et vos intentions, d’éventuellement laisser des ouvertures à ce que l’instant vous propose ?

Ca c’est ma conscience un peu débile 🙂 Je pourrais très bien me dire que je pourrais écrire mon livre en 3 ans au lieu de 1 an. Je suis le seul à entraver ma propre liberté. Mais je crois que l’écriture c’est aussi un rythme, un rythme de sportif. Qu’il faut l’entretenir tous les jours, et qu’il faut sortir régulièrement un ouvrage pour rester dans l’esprit des libraires. Je crois également que mon écriture et mon histoire ne gagneraient pas à être écrits en trois ans plutôt qu’un. Je préfère tenir un truc et le dérouler plutôt que le détendre.

Mais je vous rejoins tout à fait. Par exemple, cette semaine je ne vais avoir que deux séances d'écriture. À trois reprises je me suis dit que les sujets de business étaient plus importants, et je souhaitais aller au bout de ce sujet là. C’est une discipline, et je travaille par exception après.

Qualités et enjeux des entrepreneurs aujourd'hui

Vous avez côtoyé beaucoup d’entrepreneurs et de talents, qu’est-ce qui fait qu’un entrepreneur réussit ? Quelles sont ses qualités essentielles, y a-t-il des caractéristiques qui émergent ?

Il y a des points communs aux entrepreneurs que je trouve impressionnants :

- une faculté d’aller très directement au sujet qui change la donne. Ça c’est assez frappant, ce discernement pour mettre le poids du corps sur ce qui fait le changement ;

- un bon sens très pratique, parce que ce sont des arbitrages tous les jours à faire ;

- une très forte transparence. Un excellent entrepreneur n’a rien à cacher, il assume, qui il est, ce qu’il pense, ce qu’il croit, sa décision, il dit les choses comme elles sont. Cela crée un très fort sentiment d’adhésion car il est profondément honnête. C’est l’honnêteté intellectuelle. On peut être très charismatique mais ça ne dure pas très longtemps. 

"Quand vous avez à la fois quelqu’un qui a du discernement, un bon sens très pratique et qui est honnête, vous avez envie de le suivre car il vous emmène là où il faut."

Philippe Hayat

Ensuite il faut une très forte résilience, une très forte capacité à encaisser. L'entrepreneuriat est vraiment un parcours du combattant, il y a des mauvaises nouvelles de partout. Il faut être prêt à encaisser sans jamais perdre son optimisme, la conviction que ça va marcher un jour. C'est vraiment un trait de caractère. 

Et en corollaire du bon sens pratique et du discernement, il y a la capacité à décider. Quand vous décidez vous avancez, quand vous ne décidez pas tout le monde se perd.

Il y a un sujet d’alignement très fort dans ce que vous exprimez. Que pensez-vous de la santé mentale des entrepreneurs aujourd’hui, et pensez-vous qu’elle a changé en 25 ans ?

Je trouve que c’est beaucoup plus difficile aujourd’hui d'entreprendre. Il y a beaucoup plus d'outils, de technique, d’informations, on peut déclencher des rendez-vous avec n’importe qui sur la planète très rapidement… Mais à l’inverse, ça va excessivement vite, les talents sont plus difficiles à fidéliser, les jeunes générations sont plus difficiles à appréhender, et beaucoup moins disciplinées que nous avons pu l’être à leur âge.

Le monde est devenu très incertain. Les boîtes du portefeuille ont dû vivre ces dernières années un nombre de crises phénoménales, l’instabilité du marché, le covid, les grèves à répétition, les gilets jaunes, c’est très très dur. L’avenir est sans visibilité, les talents sont plus difficiles à trouver et à pérenniser, et le temps s’est accéléré. Entreprendre est devenu un sport de haute compétition.

Tout s’est beaucoup complexifié. Aujourd’hui quand on investit dans une entreprise ce sont des millions d’euros dépensés sur des tonnes de papiers, de documentation, d’audits, de contrats en achats ou M&A, quand j’ai vendu mon entreprise il y a 25 ans ça c’est fait en quelques rendez-vous et quelques documents.

Importance de l'éducation et de la formation continue

Quelle est votre vision du futur en tant que citoyen engagé ?

Qu’est-ce qui vous paraît essentiel pour infléchir une courbe qui peut être destructrice de notre humanité ? 

Je pense que les jeunes talents aujourd’hui demandent autre chose qu’il y a 10 ou 20 ans. Ils cherchent à comprendre le sens de ce qu’ils font et l’impact que ça a. Je trouve très encourageant cette conscience des jeunes générations que ce qu’ils font tous les jours doit avoir un sens d’une manière ou d’une autre. Ça va faire bouger les choses car l’entreprise a besoin de talents, et ce sont eux qui dicteront la règle de conduite. Je vois bien chez Serena que les jeunes qui travaillent aujourd’hui nous tirent vers le haut, sur les questions de biodiversité, d’intelligence artificielle… Je ne doute pas que cette économie là va se régénérer.

Ce qui me rend en revanche beaucoup plus inquiet à l’échelle de la France et au-delà, est que dans cette complexité croissante ceux qui tireront leur épingle du jeu seront ceux qui auront des aptitudes, qui auront fait des études, et seront issus de milieux qui permettent ça. Il faudra beaucoup plus de temps pour sortir de son milieu ou de sa condition. Je trouve que cette accélération et cette complexité donne une prime aux familles qui ont de l’argent, et dont les parents sont des exemples d’accomplissement pour les enfants. 

Aujourd’hui il faut cinq générations pour sortir de la pauvreté, quand mon grand-père en est sorti en une génération. Il était très pauvre, orphelin très jeune. Il faisait tous les métiers, il s’est formé sur le tas, il est devenu chargé de compte, il s’est saigné pour que ses 3 enfants puissent faire des études. Il a eu un dentiste, un pharmacien, un ingénieur, et là il a fait sortir sa famille de la pauvreté. 40% des interventions de 100.000 entrepreneurs se font dans des quartiers difficiles et territoires sensibles. 

Je rencontre des jeunes de terminale qui ne savent pas lire, pas écrire, pas parler, qui auront le bac et qui n’ont absolument pas les codes pour trouver un job. Quand on pense que sur une classe de 30 personnes, 20 élèves parmi eux exerceront un job qui n’existe pas aujourd’hui, ils n’ont pas les hard skills de lire écrire compter, et ils n’ont pas les soft skills d’apprendre à apprendre. Il va y avoir un schisme de plus en plus important entre une très faible minorité bien calibrée, et une majorité de plus en plus importante de gens qui connaîtront vraisemblablement des parcours à problèmes.

Quand vous prenez une classe d'âge de 700.000 jeunes, environ 50.000 vont sortir du système scolaire, et 150.000 vont être en grande difficulté. Comment ceux-là pourront-ils s’intégrer dans le monde professionnel ? Et puis vous en avez 60 % qui ont un niveau de plus en plus moyen, et 10% qui vont avoir accès à la connaissance. C’est ça qui m’interpelle, car ce n’est pas viable.

Quels seraient pour vous des éléments de solution ?

C’est la refonte intégrale du système scolaire et éducatif, et la formation tout au long de la vie. En général on sait diagnostiquer en CM1 les élèves qui vont avoir des difficultés. Ils présentent des troubles, leurs familles sont éclatées et ne peuvent pas les suivre, on sait mesurer leurs lacunes cognitives, on sait les identifier. Au lieu de les adresser, on les plonge dans le collège unique. De la 6ème à la 3ème, ça ne s’arrange pas. On les met en fin de 3ème dans une orientation qu’ils n’ont pas choisie, et donc ils se désintéressent. Il se disent que finalement l’école n’est pas leur moyen d'expression. Ils vont en chercher d’autres, et dans une banlieue difficile c’est le communautarisme, les trafics… Et on leur donne le bac car on a besoin des statistiques. Ce schéma du primaire à la 3ème ne peut pas continuer comme ça.

Je crois enfin qu’il faut totalement sortir de la pensée “je me forme un bon coup et je vais travailler”. Il y a aujourd’hui des aller-retours permanents entre formation et expérience, les jobs de demain ne sont pas ceux d’aujourd’hui.

En faisant cela chaque individu pourra s’approcher de sa vérité au lieu de vivre dans une contrainte anxiogène, et la dynamique qui va s’enclencher à partir de là sera très positive.

Pour moi, s'il fallait traiter l’urgence d’un problème, ce serait vraiment l’éducation depuis le primaire, et la formation continue. On touche à ce qui fait que l’individu va s’épanouir et mener une vie digne. Au niveau essentiel, on a envie d’élever nos familles de façon digne, et de voir nos enfants s’épanouir. Si on part de là, on donne une dimension différente au roman national. 

Avez-vous une maxime dans la vie, une citation qui serait pour vous un point de référence récurrent et important ? 

J’ai cette phrase de René Char qui dit:

“Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque.
À te regarder, ils s'habitueront."

René Char

C’est une philosophie très spinozienne, qui consiste à ne jamais rien faire d’autre que persévérer dans son être. La démarche de chacun devrait être de persévérer dans son être.

Quel est le dernier message que vous voudriez passer à ceux qui nous lisent ?

Il faut croire en sa chance. Ne pas y croire c’est se fermer des portes, se priver. On ne sait si on est capable de réaliser son ambition qu’en essayant, et vous n’essayez que si vous croyez en votre chance. Je ne dis pas que croire en sa chance est la recette assurée du succès, mais c’est le seul moyen d’avoir envie d’essayer, et essayer est le seul moyen de se donner une chance de réussir.

Ce n’est pas facile, il faut avoir une certaine confiance en soi, ou alors une certaine insouciance. La confiance se construit au fur et à mesure, elle ne vient jamais d’un bloc. C’est aussi très exigeant, car on peut être déçu, on aura alors à mesurer l'échec, le comprendre, l’analyser, l’assumer, pour continuer à avancer. Croire en sa chance deviendra alors une curiosité, et un goût. Et peut-être qu’on trouvera une voie d'expression qui correspond à son être intime, et qui fait qu’on y réussit.

Propos recueillis par Thérèse Lemarchand

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