Les mécanismes de contrôle et confiance en entreprise, ou Foucault en open space

En tant que dirigeant, vous devez prendre des décisions, trancher, arbitrer, orienter, dans un emploi du temps contraint et être capable donc de percevoir le plus rapidement possible les enjeux du problème posé. 

Lorsque l’on a la tête dans le guidon, avec le souci de garder la trajectoire et d’embarquer tout le peloton sur le bon chemin, on est parfois frustrés de ne pas prendre le temps de regarder le paysage. 

"Regarder le paysage", faire ce pas de côté et prendre de la hauteur pour penser, c’est ce que Mainpaces vous propose dans ses bulles philosophiques. 

Cette deuxième bulle philosophique aborde les notions de contrôle et de pouvoir. 

Ce sujet est à la fois simple parce que nous en faisons des expériences quotidiennes, mais aussi complexe parce que les mécanismes qui sous-tendent ces rapports et ces relations sont extrêmement riches et qu’il n’est pas simple de les mettre en lumière ou de les conscientiser…

L’un des philosophes qui l’explique le mieux est français : Michel Foucault.

Pour comprendre ce qui se joue dans nos bureaux, nos open spaces et nos salles de réunions, nous allons travailler sur des lieux où les enjeux de contrôle et de pouvoir sont plus visibles et plus radicaux : les prisons notamment, vous allez comprendre pourquoi très vite !  

Article librement inspiré de la conférence de Camille Prost

Contrôle et confiance : le panoptique foucaldien ou la surveillance intériorisée

Le pouvoir implique le contrôle : on s’assure que ce que l’on a décidé est effectué

Camille Prost

« Surveiller » et « Punir » sont deux paradigmes, deux modèles de contrôle par l’exercice du pouvoir. Ils sont exposés magistralement dans le premier chapitre de Surveiller et punir, naissance de la prison (Michel Foucault, Gallimard, 1975).

Changement de société et mécanismes de pouvoir

Cela commence par la description atroce, violente et effroyable d’un supplice sur la place publique : celui de Damiens condamné pour régicide en mars 1757. Puis sans transition, sans commentaire de la part de Foucault, il présente juste après le règlement de la « Maison des Jeunes détenus de Paris » rédigé en 1838.

La question que pose Foucault est la suivante : que s’est-il passé en ¾ de siècle pour être passé du premier système à l’autre ? Comment comprendre ce basculement ? Qu’est-ce que ces deux manières de punir, de corriger, de contrôler nous disent des mécanismes de pouvoir ? 


Il s’agit non pas d’une analyse historique qui se déploie selon une idée de progrès historique, mais il y a de la part de Foucault la volonté de comprendre le changement de paradigme plus général derrière tout cela.

Au XVIIIème siècle, on assiste à un changement de paradigme avec le passage de la société de souveraineté, à la société disciplinaire.

Modèle supplices / souveraineté Modèle panoptique / disciplinaire 
Pouvoir très fort du souverain qui veut rendre visibles les châtiments Pouvoir qui s’exerce dans espaces clos dédiés / organisation  / rationalisation des peines qui doivent être utiles 
Peine de mort théâtralisée  = qui montre la souffrance Peine de mort cachée derrière les murs d’une prison puis supprimée 
Sanction physique pour que le corps se souvienne de la faute / Fonction exclusivement punitive Emprisonnement pour « corriger » les mœurs / Fonction normalisatrice = redresse l’âme des détenus. Le corps est dompté, dressé, rendu docile, pensé comme outil de production (corps assujetti et productif)  
Sur la place publique  Dans une architecture carcérale / SURVEILLANCE intégrée par les prisonniers eux-mêmes 
A travers le supplice il s'agissait pour le pouvoir d'être visible du plus grand nombre. Avec le panoptisme la problématique s'inverse. Comment faire en sorte que le plus grand nombre soit visible du plus petit nombre ! 
Pas de connaissance ou de prise d’informations Connaissances, études, statistiques  // pouvoir (inextricablement liés) 
Passage de la société de souveraineté à la société disciplinaire.
Lecture 1 - Foucault

La punition ne s’adresse plus au corps, mais à l’âme des condamnés. L’essentiel n’est plus de punir, mais de corriger et de redresser l’individu … d’organiser. Derrière ce changement dans le système carcéral, il y a un changement dans la société.

Pour comprendre le fonctionnement du modèle disciplinaire, l’architecture du Panopticon est au cœur de la réflexion. Il y a en effet un lien étroit entre l’aménagement d’un lieu (bureaux, écoles, maison…) et les relations de pouvoir qui sont exercées… Quand vous entrez dans une entreprise, vous regardez les bureaux, vous savez immédiatement où se concentre le pouvoir…

Foucault et le modèle du Panoptique

Le panopticon est la prison idéale conçue depuis 1791 par l’avocat Jeremy Bentham. Au modèle architectural de la prison idéale de Panopticon correspond un nouveau modèle de pouvoir. De nombreuses prisons construites dans les décennies et les siècles qui ont suivi ont été conçues en suivant ce modèle.

Contrôle et confiance en prison
Alcatraz, San Francisco, USA
Lecture 2 : Jeremy Bentham, Le Panoptique, 1780 (Belfond) p.7-8

Quelles conséquences pour le pouvoir ?

  1. Une seule personne est capable de surveiller l’activité de tous les occupants, il représente des liens très étroits entre le savoir et le pouvoir à différents stades de la société. Plus le contrôleur a d’informations, plus l’action de surveillance est efficace et produit à son tour de nouvelles informations.
    L’information est donc nécessaire pour la surveillance : plus vous disposez d’informations, plus le contrôle est efficace. 
  1. Ce modèle, au-delà de représenter un idéal carcéral, a fonctionné comme un modèle général pour l’organisation et le fonctionnement de toutes formes d’organisations structurelles, comme les hôpitaux, les usines et les écoles ; tous les lieux qui rassemblent certains segments sociaux, et leur permettent d’être maîtrisés par des mécanismes quotidiens. 
  1. Dans le modèle du panoptique, les individus dans les cellules n’interagissent pas les uns avec les autres et sont constamment comparés.
    Ils ne peuvent toutefois pas voir quand il y a une personne dans la tour ; ils doivent croire qu’ils peuvent être observés à tout moment 

« Le détenu ne doit jamais savoir s’il est surveillé à un moment donné ; mais il faut s’assurer qu’il peut toujours l’être »

Surveiller et punir, naissance de la prison (Michel Foucault, Gallimard, 1975)
  1. Dans ce modèle de maintien de l’ordre étendu à la société démocratique et capitaliste, la population doit croire que n’importe qui peut être supervisé à tout moment.
    Au fil du temps, une telle structure permettrait aux gens de pouvoir bientôt intérioriser la tour panoptique et la police elle-même.

En bref, c’est le doute sur l’existence d’un contrôle externe qui donne lieu à un contrôle intériorisé et donc interne !

Quel parallèle pour l‘entreprise ? 

Ce qui est intéressant, c’est de voir que notamment dans nos parcours professionnels, nous assistons à des scènes qui appartiennent à l’un ou l’autre paradigme :

  • Un manager qui humilie sur la place publique (comprenez ici devant l’ensemble de l’équipe) une personne pour asseoir son autorité, et qui a besoin de le faire régulièrement pour consolider le rapport de force ;
  • Un manager qui décide d’installer un bureau vitré au centre de l'open space pour surveiller en permanence ou donner l’impression de surveiller, puisque Foucault nous enseigne avec le panoptique que c’est bien là l’essentiel…

Contrôle et confiance : quelle conclusion pour notre monde actuel ? 

Gilles Deleuze franchit un pas de plus. Dans un texte de 1990 intitulé Post-Scriptum sur les sociétés de contrôle, Deleuze part des analyses de Foucault pour expliquer NOTRE réalité. Nous sommes passés d’une société disciplinaire à une société de contrôle. 

Le contrôle des personnes s'effectue « non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée » et où « les mécanismes de maîtrise se font […] toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps de citoyens ». 

Lecture 3 : Deleuze

Contrôle et confiance : Damasio et l’intérêt de la science fiction

Tout ce que nous venons d’évoquer est dur, et peut être un peu démoralisant et radical. Evidemment les positions de Foucault et Deleuze ne sont pas neutres, à chacun de se faire son avis… Ce qui nous intéresse maintenant c’est que faisons-nous avec ça ?
Comment passons-nous de la prise de conscience à l’action ?
Vers qui, vers quoi se tourner ? 

Une des pistes est l’art, et notamment la littérature… La littérature et ses utopies ou dystopies !

Lecture 4 - Damasio

Alain Damasio est un écrivain de science-fiction. Il est connu pour son ouvrage La Horde du Contrevent, qui remporte le grand prix de l'Imaginaire en 2006, sa nouvelle Serf-Made-Man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine, parue dans le recueil Au bal des actifs et Demain le travail remporte le même prix dans la catégorie « nouvelle francophone » en 2018. 

Romans

Marketing et contrôle des données: comment envisager le futur grâce aux dystopies ?

Hormis la littérature, que retenir ? Peut-on s’affranchir ? Autorité et responsabilité ! 

Responsabilité… Plus le pouvoir est grand, plus la responsabilité est importante. Il n’y a pas de fonctionnement humain sans contrôle ni pouvoir, mais rien ne sort de bon si l’on n’intègre pas que le pouvoir est indissociablement lié à la responsabilité :

  • Responsabilité vis-à-vis des personnes que l’on manage
  • Responsabilité vis-à-vis de soi même
  • Responsabilité vis-à-vis de la société et du collectif 
  • Responsabilité vis-à-vis de la planète

Nous basculons alors sur un autre vaste pan de la philosophie : l’éthique !

Contrôle et confiance : quelles conclusions ?

Il a été question d’histoire, de milieux, de règlements, de mécanismes. Toute société a ses mécanismes de contrôle et de pouvoir. L’univers de l’entreprise ne fait pas exception à la règle.
Nous vivons un moment de l’histoire du management où nous voulons rejeter les effets néfastes d’une forme de direction jugée archaïque, paternaliste, vieille école, pour un management plus horizontal, des fonctionnements plus collaboratifs, des rapports d’égal à égal.

C’est certainement un progrès, porté par des technologies de communication qui changent la forme et la temporalité du rapport à l’autre.

Il n’en demeure pas moins que le contrôle et le pouvoir restent.

Ils se transforment, les paradigmes changent mais il est vain et potentiellement dangereux de s’imaginer les annihiler. 

Le monde du travail est celui du contrat, qui fixe les relations d'échange entre salarié et employeur, entre deux parties qui collaborent. “Le monde du travail impose indéniablement des rapports de force qu’il faut conscientiser pour fixer les règles et les limites, et permettre à ce qui fait la richesse des relations humaines de se développer.” Camille Prost

Il y a une forme de créativité dans l’exercice managérial, stimulée par l’accélération des changements technologiques et sociétaux. Il est de la responsabilité de chacun de refuser l’angélisme, l’ignorance des mécanismes réels, causes premières des problèmes relationnels, et de faire face à l’analyse d’une situation critique. Les philosophes, les sociologues, les scientifiques,.. nous apportent des clés de compréhension de l’humain et des systèmes d’interaction dans lesquels nous pouvons plonger pour nous ajuster en conscience.

Pour participer à la prochaine bulle philosophique ou aux évènements de Club, écrivez-nous ici.

Article librement inspiré de la conférence de Camille Prost, docteure en philosophie, Club Mainpaces, septembre 2022

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